La grande bouffe
Jean Yanne a dit que bouffer de la merde ça simplifie la digestion. Il produisit ensuite le film scandaleux et scabreux de Marco Ferreri, où l’on voit s’empiffrer et se bâfrer des bourgeois. Brillat-Savarin disait savoir qui tu es si tu lui dis ce que tu manges. Ou qui tuer ?! Ces notables ont invité à leur table la Mort, à leur festin de pierre. À force ripailles, ils cassent leur pipe, gerbant et pétant. À ces agapes, se mêlent cul et culinaire. Mets et aimer ; folies ordinaires que conte un milanais à mille années lumière du bon goût, sur des dialogues de Francis Blanche. Ne touchez pas à la femme !!! Ce film fut hué sur la Croisette. Déplaire est un plaisir aristocratique qui est enivrant dans le mauvais goût, écrivit Baudelaire. En vrai, ce film est un miroir. Les gens n’ont pas aimé se voir dedans. La société de consommation y agonise sans buts ni désirs, et sans envie. La chair est triste et lasse. Le corps est le tombeau de l’âme, dit Platon. D'ailleurs Marco a bien tourné LE BANQUET, et aussi FAICTZ CE QUE VOULDRAS de Rabelais qui écrivit que si Dieu fit les planètes, nous faisons les plats nets. On se suicide dans ce film en vidant son assiette. Spectacle de mort, réaliste, cru et osé, comme la scène obscène de la grande bouffe dans L'ASSOMMOIR de Zola. On n'est pas loin de Destouches non plus, qui pensait bouffer la merde de l’aimée. Graveleux cannibale, Ferreri dévore les hommes comme Cronos avale son engeance. Et l'engeance est un plat qui se mange froid ! Bon ventre ne saurait mentir. C’est shakespearien quand Piccoli brandit une tête de porc : To be or not to be. On se trompe cruellement quand on prend le cochon pour un dieu, pense Tolstoï. Théâtre de la cruauté, ce film nous exhibe dans l’énormité d’un délire de mort universel. De repas à trépas, il n’y a qu’un pas. Les putes sont conviées, seule reste Andréa. Maîtresse d’école, elle est l’amante et la mère, et la maîtresse. Elle a ce qu’ils n’ont pas : une paire d’ovaires. Parmi le supplice et l'orgie de sens, ils veulent donner naissance à autre chose qu’aux matières fécales qu'ils pondent. Callipyge dodue, Andréa c'est leur vestale. L’ange n’a pas de sexe. Eux se veulent des saints. La Chute résulte d’avoir un jour bouffé le fruit défendu. Leur ventre est infécond, leur vie vide comme leur bide vide. La femme enfante, ventre rond. Procréer en ce monde est une absurdité. C’est leur triste constat. La fourchette tue la chair de et en l’homme. L'âme les quitte dans les gaz, les rots, la merde au fond du slip. Ce film c’est la femme et l’affamé, ingurgitant les fantasmes qui ne commandent pas la vie sexuelle (Roland Barthes). Ils sont sa nourriture ! À trop manger, l’appétit vient avec l’apathie des désirs. Le suicide n’est pas vouloir mourir mais de vouloir disparaître. Dans LA GRANDE BOUFFE, on jouit pour comparaître à l’heure ultime avec le corps exubérant. Chacun met son être dans le paraître, note Rousseau. Moi, j'entends son « naître ». Avec Cyrano, pensons que mourir c’est achever sa naissance. L'important pour nos bourgeois bouffis est de gonfler la panse comme une montgolfière. Mourir c'est enfin La Joie. Ferreri est envahi par les larmes mais on n'en voit jamais une qui perle, confiait Piccoli. Ce film est triste autant qu'il est gai. Cervantès pensait qu'aime bien qui fait pleurer. Dans ses rêves de singe, Marco a su dénoncer avec un rire ému, mais terrible. Rira bien qui mourra le dernier, dit Philippe Soupault. Ferreri en mourant a eu le dernier mot, le mot de la faim bien sûr. Si son ventre fut immense, il avait aussi le cœur gros.
(extrait de Septième ciel - à paraître)
À bout de souffle
La vie n’est qu’un souffle, dit le livre de Job. Il faut devenir immortel et puis mourir. C'est la leçon d’une petite série B gonflée à bloc. Premier film d’un jeune turc suisse aimant maudire le cinéma de papa, 1959. Godard fait bande à part. C’est un petit soldat pour qui ce que l’on croit est une image de la vérité. À BOUT DE SOUFFLE est un film phare qui raconte l’histoire d’un Michel poissard. Allez vous faire foutre !, dit-il face au néant, yeux dans la caméra. Et dans la boîte à gants de sa voiture, il trouvera un revolver pour aller dézinguer un flic sur la N7. C’est le banal et simple fait divers d’un voyou sans idéal. Pérégrinations et cigarettes fumées, dans une série noire inspirée de Chandler. Destin d'un Bogart frenchy débonnaire qu’il croit être en passant sur ses lèvres le pouce. Il rêve à Patricia, à sa douce frimousse, elle qui sans un sous-tif sous son tee-shirt moulé vend l’Herald Tribune sur les Champs-Élysées. Michel est tout en gestes, mimiques et grimaces. Son portrait est tiré comme on crible une face de mille détails. Mais c’est un film d’amour et les amoureux s’aiment, comme les assassins assassinent. Théorème d’un Michel prophétique qui pense comme Lénine que nous sommes tous des morts en permission. C’est l’histoire d’un homme qui songe à la mort, d’une jeune fille qui n’y pense jamais. Philosophe qui apprend à mourir (dirait Cicéron), Michel fait la courte échelle à la mort, entraîne Patricia qui l’aime et dont le seul dilemme sera de le dénoncer pour mieux y renoncer. Il faut parfois tuer l’objet de ses pensées. Elle veut qu’il se sauve autant qu’il l’abandonne. La fuite est le seul remède à l’amour, dit Anouilh. Il ajoute qu'avant le jour de sa mort, personne ne sait son courage. Mais Michel court sans trouille, plein de couilles pas molles. Il est désinvolte, sans volte-face. À son heure dernière, il fait ses grimaces, disant zut et reniant l’éternité qui passe. À sa Patricia il souffle un T’es dégueulasse…, bien digne de Prévert et de son T’as d’beaux yeux... Les paroles s’envolent, seuls les crimes restent. On ne peut plus croire qu’à l’amour dit Melville, à notre époque justement ! Le plus moral est la femme qui trahit, et pas l’homme qui abandonne, ajoute-t-il. Godard voulait Céline pour jouer Parvulesco. Tout est citations dans ce film : Rilke, Faulkner, Nietzsche... Entre aphorismes et sentences de mort, tout ce que l’acteur dit est une résurgence, une régurgitation. Le langage est un ensemble de citations, dit Borges. Godard en joue, comme il joue de l’image. Il imbrique, il détourne, douche en Écosse. Il jongle. JLG - qui n'est pas encore JLG - voulait rendre l’impression qu’on vient de ressentir les procédés du cinéma pour la première fois. Vraie profession de foi, de première foi. Faisant ce reportage, il y parvient ! Car on est presque ici dans le documentaire sur deux acteurs perdus dans la foule anonyme. Raoul Coutard porte la caméra à l’épaule, de lyrisme de plans séquences en jump cut ou en syncopes, en ellipses et césures qu’on a dit « faux raccords ». Mais il reste fidèle aux leçons des ténors, Welles, Ophüls ou Renoir. Il ne déroge guère au Cinéma d’hier, à son vocabulaire. Godard a fait un chef-d’œuvre peut-être parfaitement imparfait, se sentant tout petit près du TESTAMENT D'ORPHÉE. Jonathan Swift a dit que la vision est l’art de voir les choses de l’invisible, ce que filme un Godard visionnaire n’aimant pas raconter des histoires, mais faisant des images justes, et juste des images.
(extrait de Septième ciel - à paraître)
J'ai cultivé mon jardin sans révolte. Je suis un arbre et juste un hêtre humain. Comme Prévert, je suis entre le peuple et le peuplier. Les arbres riaient et frissonnaient, disait-il. J'aime couper l'herbe sous le pied de la lettre. Je me plante droit debout, le torse et le tronc gonflés d'insouciance. Je laisse voler à tous les vents les feuilles pas si mortes de mon livre, gorgées de sève et de rêves touffus. Je vous en offre le fruit mûr après mûres réflexions. Prenez ce bouquet de fleurs cueillies dans ce recueil, pensées et soucis. Je n'ai pas le mal des fleurs, moi. Certains ont cru que je n'étais qu'une mauvaise graine. Je dis plutôt que je suis un modeste grain, car j'ai un grain. Celui de sénevé. J'ai coupé mes racines pour mieux allonger mes branches. Je porte loin mon fruit sans pépins. Je sème les mots et je récolte le geste de mon chant troublé qui pousse. Le jardin se crée. Avec la paille séchée que je ne vois pas dans l’œil de l'autre, je ferai beaucoup de foin.
Onc
Je vis ta conque
Fente
Ébouriffante
Griffée
Suifée
De sa cyprine
En nacre de chitine
Nautile
Aux lèvres pink
Pistil
De punk
La motte crépelue
Frisettes
Moue de risette
Crépite
Sous l'âcre épi
D'épines
Bobèche
De mèches
Cierge
Pénètre
Il en rougit le traitre
Viau
Glaviot !
Onc
Quelle conque...
(extrait de X , Y)