Patrick Rodel

Dans la plupart des familles, si l'on en croit la vulgate freudienne, l'adolescent n'acquiert son autonomie que par le meurtre, symbolique, bien sûr, du Père en qui s'incarne l'autorité de la Loi.
Chez moi, la question semble avoir été réglée différemment. Jacques Rödel, mon grand-père, en imposait encore à ses fils alors qu'ils étaient déjà mariés et pères de famille. Et s'il n'allait pas jusqu'à leur reprocher leur situation modeste, il ne perdait pas une occasion de dire combien il était fier que ses filles se soient si bien mariées. Il était facile de voir, même pour le gamin que j'étais, qu'il préférait de beaucoup discuter avec ses gendres qu'avec ses fils - ceux-ci apparemment ne lui en voulaient pas ; mais l'image du Père s'en trouvait, à mes yeux, passablement écornée.
Il faut reconnaître que Robert Schmelck, qui termina sa carrière de magistrat comme Président de la Cour de Cassation et Henri Guillemin, qui fut l'historien qu'on sait, étaient des oncles plutôt encombrants, si l'on en reste au plan du prestige, de la réussite, et de la notoriété. La tranquille assurance avec laquelle ils monopolisaient la conversation reléguait - ainsi, du moins, le ressentais-je - mon père et son frère à l'arrière plan.
Pour moi, j'avais le sentiment que mes oncles savaient à peine que j'existais. J'étais un compagnon de jeu de leurs enfants et ils ne me prêtaient qu'une attention distraite.
Il est évident que cela compliquait la tâche qui m'était impartie, d'accomplir l'onclicide libérateur qui me permettrait de cesser d'être un fantôme sans consistance et d'être enfin reconnu pour ce que j'étais par ces incarnations de la Justice et de la Littérature réunies.
Il m'y fallut du temps. Je dus d'abord faire mes preuves et comme je ne pouvais me battre sur deux fronts en même temps, je choisis de faire des études de Lettres, et plus précisément de philosophie - ce qui pouvait me conférer une petite originalité- plutôt que de Droit. J'y fus aidé par une série de hasards et de rencontres qui réduisent sensiblement la part de volonté qu'il pourrait y avoir dans ce choix et donnent à ce que je présente, parfois, pour me conformer à la manière commune de ne pas penser, comme une vocation, un caractère bien accidentel et fragile.
C'est donc avec Guillemin que j'entrepris de rivaliser, avec l'homme des livres, celui qui vivait entouré de livres, dans son bureau, dans sa chambre et jusqu'au salon où le bruit que nous faisions ne l'empêchait pas d'être absorbé dans un bouquin qu'il annotait à l'aide d'un crayon minuscule. Celui, surtout, qui en écrivait. Et c'était cela qui me fascinait, même si le reste de la famille n'avait pas beaucoup de considération pour ses livres que l'on s'accordait, à mi voix, à trouver plutôt ennuyeux.