On nous demanda nos préférences. Est ou Ouest, Nord ou Sud de la zone non occupée. Le résultat fut dans la logique militaire. Les nordistes se virent expédiés au Sud, les orientaux à l'Occident. J'avais postulé l'Allier. On m'envoya dans l'Hérault. Nous voyagions par petits groupes, couchions dans des trains, dans des salles d'attente ; parfois, au cours d'une halte plus longue, dans un lycée de jeunes filles désaffecté ou dans un hôpital.
Ce fut dans un de ces derniers que je terminai ma carrière, l’officier gestionnaire qui s'y trouvait ayant besoin d’un adjoint. Je ne sais quel prétexte il invoqua pour me garder, mais il me garda. Je fis peu à peu, pendant les trois semaines de mon séjour, connaissance avec les infirmières, celles qui étaient très bien, pleines d'abnégation et de dévouement, et celles qui n’étaient rien de tout cela et geignaient: «C'était si triste, vous ne pouvez pas savoir, ce grand hôpital qui, toute la guerre, est resté sans blessés...» Je rencontrai aussi quelques-unes de ces volontaires des sections sanitaires automobiles, si admirables de cran pendant toute la campagne, comme d'ailleurs ces très rares et courageuses jeunes femmes qui, régulièrement attachées à des groupes sanitaires de division, conduisant camions ou camionnettes en « bleus de chauffe » n'hésitaient jamais à risquer leur vie pour emmener un blessé ou porter une ampoule de sérum et se montrèrent impeccables au moment de la débâcle.
Certains d'entre nous qui avaient cru à l'Entente cordiale ressentaient cette hébétude, cette indifférence, cette surprise comme autant de petites trahisons. L'exiguïté, le provincialisme, la laideur des tea shops ou des boutiques de tailleurs, I'arrogance de certaines statues, de bustes encastrès dans la brique noirâtre de nombreuses maisons nous apparaissaient, non plus risibles et attendrissants comme autrefois, mais hostiles. On nous avait trompés. Cette nation brandissait des petits drapeaux tricolores, sa reine ne tendait sa main aux baisers dévorants de M. Lebrun, son roi ne faisait pleuvoir sur Paris des croix de l'ordre du British Empire qu'autant que son gouvernement avait besoin de nous. Au premier revers de la France elle remontait à son balcon, et du balcon nous regardait passer - quand elle se donnait cette peine.
Mais de quoi nous étonnions-nous ?
Les aspects multiples du caractère anglais, l'égoïsme, l'égocentrisme de ce peuple, nous les connaissions de longue date mieux que quiconque. Pour n'en avoir jamais pâti encore, nous étions-nous imaginé que jamais nous n'en deviendrions les victimes ? La désillusion que nous éprouvions reposait sur l'erreur fondamentale de notre part que nous nous figurions nantis d'un privilège. Les circonstances, brutalement, nous ouvraient les yeux. Notre aveuglement n’avait-il pas été volontaire ? N'avions-nous pas négligé l'ensemble, les réflexes normaux de la masse pour nous attacher seulenient, naguère, aux côtés syinpathiques de quelques individualités ? Notre deception ne manquait ni d’illogisme, ni non plus de violence. Au fond de nous-mêmes nous voulions encore croire à un malentendu passager. L'arrivée à l’embarcadère fut un soulagement.