Claudia était passée maître dans l’art de s’éviter soi-même. Après tout, ce n’est qu’une question de volonté : elle préférait se concentrer sur les problèmes des autres. Aidant au besoin les victimes de la fatalité par des dons aux bonnes œuvres.
Téléthon.
Terre des Hommes.
Chaîne du bonheur.
Les soirs de catastrophe, elle plaçait uen bougie allumée à la fenêtre. Par solidarité.
Elle avait accumulé du positif.
En vain.
La simple proximité d’un homme avait soufflé son château de cartes.
« Elle avait stoppé les warnings, machinalement enclenchés lorsqu’elle s’était arrêtée sous le pont.
Signal de détresse inutile ; un peu risible, même.
Les yeux perdus dans la lumière bleue du tableau de bord, elle avait laissé le temps passer, sans couper le moteur. Sans penser. Sans pleurer.
Seul un râle discret, à peine un murmure, avait filtré à travers ses lèvres, comme une longue prière.
Une voix très ancienne lui donnait l’ordre de fuir.
Cette terre lui avait tout appris. Plus que l’école, plus que le service militaire, plus que les rares vacances qu’il s’était accordées. Les voyages étaient venus à lui. Ici. En trente ans, cette campagne lui avait offert les rencontres les plus inattendues. Des éperviers, des chouettes, des renards bien sûr ; des faons et des chevreuils, venus brouter l’herbe tendre au lever du jour – et d’innombrables autres bêtes sauvages. Des évadés de pénitencier. Des promeneurs égarés. Des frigos et des ordinateurs, abandonnés en pleine nature. Des couples improbables, venus satisfaire un désir vagabond.
Ces femmes de tête, actives et indépendantes, réfutaient l’irrationalité de l’amour. Elles se méfiaient de la folie et de l’aveuglement qui rendent charmants les défauts les plus irritants. En excluant toute possibilité de surprise, elles se protégeaient par avance contre les déconvenues. Poursuivant leur quête, elles appliquaient leur grille de sélection aux homes qui passaient à leur portée.
Elle enviait sa vraie solitude ; celle que l’on retrouve chaque matin au réveil, fidèle, dans un lit trop grand. L’épreuve de la mort, indiscutable, sans appel, lui paraissait plus facile – oui, plus facile – que de vivre dans la solitude du désamour. Sans deuil possible. Claire, au moins, était confrontée à une disparition définitive – et à tous les avenirs qu’elle ouvrait.
Il n’était pas son premier ami, mais le premier homme.
Son premier amant.
D’autres avaient cru la connaître, voir son intimité. Mais il était le premier à accéder au refuge où elle se repliait chaque fois qu’elle était blessée, quand elle était fâchée avec le monde entier – et surtout avec elle-même.
Avec lui, elle osait pleurer. Ils voulaient tout partager.
Claudia avait considéré son emploi du temps avec froideur. Pour meubler son existence, elle l’avait emplie d’obligations diverses. Le fitness, deux fois par semaine. Step and sculpt. Pumping et machines. Les cours de langues. Le plein de loisirs, le soir et le week-end, pour être bien sûre d’avoir tout occupé. Pour ne pas rester là, bêtement, à ne rien faire.
Le masque était irréprochable. Elle avait mis des années à le construire. Un mensonge parfait épousait son être de la tête aux pieds, jusqu’e dans les moindres détails. Pour cacher ses blessures. Et pour continuer à mériter l’estime de ceux qui l’aimaient, à commencer par ses parents.
Pour s’occuper, Claudia avait essayé d0imaginer l’origine et la destination de chaque voyageur, en s’attardant sur les signes les plus évidents. Noir. Jeune. Jaune. Vieux. Brun. Basané. Ridé. C’était bien peu pour percer le secret de ces passagers de l’heure creuse.
Parfois, lorsqu’ils se regardaient, leurs yeux ne se lâchaient plus : pendant de longues minutes, ils entraient dans une vibration commune, presque mystique, qui décuplait leurs sensations – tout au contraire de ces couples transis que l’amour aveugle.