Tous les sujets atteints de cataracte n’ont pas un trouble de leur vision colorée. Si la cataracte touche les couches superficielles du cristallin (cataracte corticale), elle est blanche, et ne modifie guère le sens chromatique ; mais si elle touche la partie centrale du cristallin (cataracte nucléaire), elle et de teinte jaune, et se comporte en conséquence comme un filtre absorbant sélectivement les courtes longueurs d’onde, c’est-à-dire les teintes froides.
Il en résulte que le sujet regardant le spectre visible perçoit très mal bleu et violet et que les autres teintes glissent vers le jaune : le vert devient jaune vert, le rouge tend vers l’orange, les pourpres vers le rouge, et les surfaces blanches ou grises deviennent jaune. Mais le patient s’y adapte progressivement, il est peu conscient des changements et continue notamment à percevoir comme blanches les surfaces blanches, car il a changé de blanc de référence. Les conséquences de ceci en peinture sont la disparition des couleurs froides du tableau, puisqu’elles sont peu ou pas perçues, et le jaunissement global, au point que chez tout peintre ayant une dominante jaune dans ses tableaux de vieillesse, les commentateurs incriminent volontiers la cataracte, dont on sait d’ailleurs la fréquence.
Certes la malvision du peintre lui crée un handicap ; certes on peut rencontrer de temps à autre, sur un tableau d’un artiste, un signe pictural caractéristique de sa malvision et qui réjouit l’ophtalmologiste. Mais s’en tenir là, c’est négliger la plus belle partie de l’histoire. Car ce qui rend passionnante l’étude des yeux des peintres atteints d’une malvision, c’est la manière dont les artistes réagissent à cette malvision.
Aussi finit-il par conclure que le mieux serait de séjourner à Paris pour avoir son ophtalmologiste sous la main, tout en pouvant peindre en appartement. Il en résulta les dernières séries de Pissarro, ces vues urbaines qui sont le couronnement de son œuvre.
Si l’on devait quelque jour s’y prendre à une analyse très exacte des conditions de la peinture, sans doute faudrait-il d’assez près étudier la vision et les yeux des peintres. Ce ne serait que commencer par le commencement.
(Paul Valéry)
La cataracte sénile est extrêmement fréquente, et on estime qu’elle touche la moitié de la population à 70 ans ; il est donc peu surprenant qu’elle ait été souvent invoquée pour expliquer certains caractères des œuvres des peintres âgés… Giorgio Vasari affirme ainsi que Piero della Francesca fut atteint de cataracte à la fin de sa vie, déclaration appuyée par un certain Longaro racontant que tout enfant il conduisait par la main le grand peintre devenu aveugle. Puis la cataracte fut supposée chez divers artistes célèbres ayant eu une longue existence, en particulier quand il existait une tendance au jaunissement dans la gamme de leurs couleurs…