Être un homme, c’est avoir peur.
« Peur, mais de quoi?
– Je ne sais pas, moi, d’un tas de choses. De décevoir mes enfants. De leur faire du mal. D’être abandonné par la femme que j’aime. De ne pas être à la hauteur. Pire, d’être lâche. Pas seulement fragile, ça c’est plutôt une qualité de nos jours, mais lâche.
– Tu as peur de ça?
– Parfois, oui. De vieillir aussi, et un jour de mourir. Seul.
– Alors écris-le. »
Il y a ces journées à remplir, interchangeables comme les parkings des centres commerciaux sur lesquels il s'installe maintenant dès le matin.
Au début il ne sait pas s'y prendre, l'organisation lui fait défaut. Il contemple l'humanité à chariots, s'amuse à comparer le citoyen Intermarché de l'individu Carrefour, mais l'assurance si tranquille qu'ils mettent dans chacun de leurs gestes quotidiens le déprime. Eux, quand ils se garent, ils se garent vraiment ; tous ces sacs de victuailles et de produits d'entretien qu'ils chargent à bord de leur voiture ne sont pas les objets d'un décor de théâtre. Jusqu'à la médiocrité de leur existence, elle aussi bien à eux.
L'ennui l'aigrit.
Il mange. Il goûte aux pains scandinaves d'Ikea-Lyon-Sud, aux merguez-frites de Conforama-Dijon_Est. A Besançon-Nord, il déguste le vin nouveau et les noix servis gracieusement chez Leroy-Merlin. Il constate que les meilleures cafétérias sont celles de Casino.
Il grossit, il s'attriste. Pour changer, il teste les relais d'autoroute. Il porte sur lui une réserve de jetons à café. Il aime les Courte-Paille. Mais il s'en lasse.
Malheur à ceux qui n'ont jamais menti : ils n'ont pas eu d'accès à l'altérité. Trop sérieux, trop proches du réel et de l'immédiat, ils n'ont pu apprendre à imposer une représentation dans l'univers mental des autres.
(P. 10 - Préface de Boris Cyrulnik)
Il monte dans sa voiture. Le plastique froid du volant contre lequel il pose son front le réconforte un peu. Mais il ne veut pas être réconforté ; il veut être inconsolable.
Dans le monde selon Carver, l'individu traverse sans repères, sans visibilité et sans antériorité les marécages de l'instant ; lorsqu'il s'embourbe dans son existence, il est incapable de savoir à quel moment il s'est égaré ; mais il s'en fait une raison : il faut accepter, nous dit-il, que la vie soit aussi faite de ces blancs, ces absences, cet effacement.
Questionnement du chaos originel, éloge du suicide, dans l'insomnie tout est permis.
Les souvenirs. Il a le sentiment qu'il n'est fait que de ça, ils sont sa chair, occupent le moindre recoin de son esprit. Tellement puissants, tellement envahissants parfois qu'ils lui paraissent plus réels que la réalité.
Il note des phrases, comme celle-ci : "On meurt toujours avec la certitude d'être aimé." S'il transpire abondamment, au front et sous les aisselles, ce n'est pas d'optimisme. Livré à lui-même, son premier combat est de ne pas sombrer.