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Citation de Partemps


Que notre projet soit clair, en tout cas : nous ne souhaitons pas autre chose que l’accélération de ce sympathique courant clandestin. Oui, nous ne demandons qu’à renforcer, en quelque sorte, ce chuchotement en faveur de Sade.

« Sans doute, beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait, mais il s’en trouvera quelques-uns qui t’échaufferont au point de te coûter du foutre, et voilà tout ce qu’il nous faut. Si nous n’avions pas tout dit, tout analysé, comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient ? C’est à toi à le prendre et à laisser le reste ; un autre en fera autant ; et petit à petit tout aura trouvé sa place. C’est ici l’histoire d’un magnifique repas où six cents plats divers s’offrent à ton appétit. Les manges-tu tous ? Non, sans doute, mais ce nombre prodigieux étend les bornes de ton choix, et, ravi de cette augmentation de facultés, tu ne t’avises pas de gronder l’amphitryon qui te régale. Fais de même ici : choisis et laisse le reste, sans décla­mer contre ce reste, uniquement parce qu’il n’a pas le talent de te plaire. Songe qu’il plaira à d’autres, et sois philosophe. »


Justine ou Les Malheurs de la vertu.
Catalogue de la vente de Gérard Nordmann (Paris, avril et décembre 2006), lot 368 (Le bibliomane).
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Quand Sade, en 1791, dédie Justine ou Les Malheurs de la vertu à sa « bonne amie », l’actrice Marie­ Constance Quesnet, sa compagne, on peut dire qu’il a le nez creux. « Sensible », comme il l’appelle gra­cieusement, lui sauve en effet la vie trois ans plus tard, pendant la grande Terreur. « Je dois, lui dit Sade, après t’avoir plu, ou plaire universellement, ou me consoler de toutes les censures. » Faisons attention à cette formule : écrire des horreurs sexuelles et cri­minelles qui plaisent à une femme, et le tour serait joué ? Franchir la censure d’une seule, et toutes les censures s’en trouveraient, un jour ou l’autre, abo­lies ? « Oui, Constance, c’est à toi que j’adresse cet ouvrage ; à la fois l’exemple et l’honneur de ton sexe, réunissant à l’âme la plus sensible l’esprit le plus juste et le mieux éclairé... » Il est permis de sourire devant cette quintessence d’humour sincère, mais il faut insister. Ainsi cet autre radical, ennemi de l’espèce humaine, aurait trouvé une complicité au sein même de son adversaire ? Ce complice serait féminin ? En d’autres termes Sade, ce virus mortel, pourrait être propagé, y compris à leur insu, par les femmes ? Il l’aurait été de tout temps ? Impossible d’y croire, aucune femme au monde ne peut aimer Sade, aucune mère n’a jamais fait lire La Philosophie dans le boudoir à sa fille, et pourtant... Constance avait lu Justine ? Le livre l’avait amusée ? Mais oui. Et il en sera de même en 1799 pour ces deux volumes singulièrement aggravés que sont La Nouvelle Justine et Juliette. Sade, à ce moment-là, a soixante ans, il va être de nouveau arrêté (en 1801), mais Sensible restera fidèle à son écrivain préféré jusqu’à sa mort à Charenton, tou­jours sans jugement, en 1814.

Cet homme exagérait dans ses livres ? Personne n’est plus passible que lui de crime contre l’huma­nité ? Oui, et alors ? Quelle importance ? Pourquoi voulez-vous faire croire, depuis si longtemps, que vous êtes moins coupables que lui ? Vous l’êtes un million de fois plus, en actes, tout en disant le contraire. On croit que Sade plaisante lorsqu’il déclare que ceux qui s’offusqueront de ses écrits seront les libertins, semblables aux hypocrites et aux dévots, autrefois, à l’égard de Tartuffe. Mais il suffisait simplement d’at­tendre que les libertins versent en masse du côté du Pouvoir et de la Loi : dès ce moment, le paradoxe s’éclaire. On peut d’ailleurs compter sur une femme pour ne pas s’en étonner outre mesure. Du coup, pourquoi voulez-vous qu’elle se formalise, elle, de ce que son pauvre et charmant camarade écrit jour et nuit ? C’est sa passion, ses écritures, que voulez-vous, ça le détend, ça le console, ça l’enflamme. Oui, bon, il a un peu grossi, mais il est si beau, si convaincant lorsqu’il a bu, lorsqu’il parle. Et avec ça des atten­tions, des délicatesses, jamais un mot de trop, une tenue irréprochable, beaucoup de dignité, un homme de l’ancien temps ou d’un très lointain futur, qui sait ? Comment voulez-vous être hostile à quelqu’un qui vient de vous lire cette phrase de lui : « L’imagination est l’unique berceau des voluptés, elle seule les crée, les dirige ; il n’y a plus qu’un physique grossier, imbé­cile, dans tout ce qu’elle n’inspire ou n’embellit pas » ?

La métaphysique ambiante, dans sa fastidieuse ver­sion masculine, pousse les hauts cris ? Tant pis.

Barthes a bien décrit ce qu’aura été, le temps que son cœur batte, l’existence intenable de Sade : « Le couple qu’il forme avec ses persécuteurs est esthé­tique : c’est le spectacle malicieux d’un animal vif, élégant, à la fois obstiné et inventif, mobile et tenace, qui s’évade sans cesse et sans cesse revient au même point de son espace, cependant que de grands man­nequins raides, peureux, pompeux, essayent tout simplement de le contenir. »


Personne, même en prison, n’a réussi à contenir Sade. Sensible, en revanche, a tout le temps devant elle, comme les deux formidables sœurs sorties de l’imagination du Marquis. Elles changeront de noms avec le temps, mais c’est bien d’elles qu’il sera tou­jours question pour le plus grand dam de ce qu’on devrait appeler le monosexisme. La féminité ne sera jamais ce qu’on dit ni ce qu’on croit, elle sera toujours meilleure ou pire, tantôt ceci et tantôt cela, mais en tout cas jamais ça. C’est une tragédie, une comédie, un carnaval, une bouffonnerie, un drame. Dieu peut­ il régler cette question ? On l’a beaucoup dit, on le hurle parfois encore, mais enfin la chose ne fonc­tionne plus, et on a presque envie de répéter à son sujet ce qu’une maquerelle, avec un humour acca­blant, dit, dans ses débuts, à Juliette : « Les cons ne valent plus rien, ma fille, on en est las, personne n’en veut. » La Révolution ? Elles peuvent s’y prêter, mais elles s’en lassent vite, on l’a vu. Le retour à la maison, confort, sécurité, conjugalité, stabilité, enfants entre deux et quatre ans ? Oui, c’est ainsi que cela se passe dans les époques de restauration, et puis, de nouveau des craquements sourds se font entendre. Le travail, l’autonomie, la liberté, l’égalité, la sororité, la parité ? Peut-être, et de toute façon il faut le laisser croire, on verra. En réalité, Justine et Juliette restent définitivement divisées. À l’une de se plaindre sans cesse, de vivre dans une oppression permanente, un étouf­fement déformé et masqué ; à celle-là de s’allonger sur le divan névrotique d’où elle pourra manipuler les mâles crédules piétinant dans l’illusion de leurs obsessions ; à l’autre, sa terrible sœur, à Juliette sur son ottomane, de nous dévoiler une surenchère qu’a­vant elle nous n’aurions jamais eu l’audace d’imaginer (et là est précisément le génie romanesque de Sade). L’une est déprimée, pleure, gémit ; l’autre s’excite et se branle. Est-ce que ce pourrait être la même jeune femme à deux moments différents de la journée ? Pas impossible, mais l’essentiel sera la couleur fondamen­tale, négative ou positive, le vrai ton secret. Sade tranche : un chemin de croix d’un côté, une aventure triomphale de l’autre. Faut-il être surpris qu’il soit si peu question de Juliette de la part des commenta­teurs ?
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