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Citation de Partemps


[…] Un philosophe de mes amis parle de « ruse de l’Histoire ». La ruse de la Chimère est autrement redoutable et, parfois, on croirait que l’illusion de l’Histoire n’a été inventée que pour la servir. Une fois en place, étayée, adorée, servie par ses nouveaux prêtres, elle décide, bien entendu, la fin de l’Histoire, et c’est bien ce à quoi nous assistons ces jours-ci. Déjà les trafiquants s’agitent en coulisse. L’Être Suprême nous prépare un très bon Veau d’Or. A quoi aura donc servi le supplice affreux du petit La Barre, quand des milliers de sujets seront placés sous son joug ? N’allons-nous pas changer de tyran en pire ? Pourquoi pas, bientôt, un dictateur qui prendrait le titre de mufti ou, plus drôle encore, d’empereur ? Je vois assez bien David se rallier aussitôt au nouveau régime et, après la fête de l’Être Suprême, organiser ce sacre impérial avec le pape lui-même en figurant. Prévenez quand même Sa Sainteté qu’une telle comédie n’est pas à exclure. Ah, Lumières, Lumières, n’étiez-vous donc que la préparation des Ténèbres ? Rousseau, éternel jean-foutre, ton règne est-il venu ? Nous avions des esprits éveillés, éprouvés, fermes. Nous aurons des pleureuses, des Héloïse, des Arsinoé. Je pressens une marée de mélancolie souffreteuse, un culte rendu aux vapeurs de la moindre migraineuse promue prophétesse. Le Sous-Être extrême sanctifiera leurs humeurs. Tout cela, me dira-t-on, sera bon pour le peuple, seule l’aristocratie était athée. Mais, grands dieux, où vont-ils chercher ces sornettes ? Et même si cela était vrai, qui fera jamais mieux que l’aristocratie dans l’histoire du goût, des plaisirs ? A quoi nous servira cette nouvelle idole sinon à augmenter le laid dont les traces, désormais, sont partout présentes ? Vous connaissez ma devise : désordre, beauté, luxe, frénésie, volupté. Et encore : si l’athéisme a besoin de martyrs, mon sang est prêt. Cachons-nous, cependant. Le brave Thomas M… vient de se suicider. Il était devenu misanthrope par l’affaiblissement de ses désirs. Je n’ai pas l’intention d’en faire autant. Mes désirs sont toujours vifs, variés, inlassables, sans cesse renouvelés par l’imagination. La pensée que j’en ai est la pensée même. Je ne l’égorgerai pas sur l’autel du dernier pantin.

Vous croyez que j’exagère ? Qu’un telle bestialité glacée n’a pas pu s’installer en quelques mois dans le pays le plus civilisé du monde ? Et pourtant, c’est ainsi. Les conséquences pour l’avenir sont immenses, car, n’en doutez pas, le modèle sera suivi. On parle de fêter l’Infâme : c’est un arbre. De la « liberté ». Voilà une sacrée transplantation ! Où les rêves de généalogie ne vont-ils pas se fourrer ! Abolissez la servitude : elle revient, plus que jamais volontaire. Je sais qu’on m’accusera plus tard d’avoir forcé la dose dans mes écrits. C’est que personne n’aura vu ce que j’ai vu de mes yeux, entendu de mes oreilles, touché, palpé, vérifié de mes mains. Liberté ? Personne n’a jamais été moins libre, on dirait un fleuve de somnambules. Égalité ? Il n’y a d’égalité que des têtes tranchées ? Fraternité ? La délation n’a jamais été plus active. Aurait-on décidé de mettre à nu le nœud des passions humaines serrant l’annihilation de tous par tous, qu’on n’aurait pas mieux réussi. Oui, chacun veut la mort de chacun, c’est vrai. Mais qu’on y mettre alors de l’invention, du piment, l’infinie ressource des formes et non cette froideur sentimentale de tribunal mécanique. La peine de mort me révulse. Voyez-moi ça ! La mort sérieuse ! Industrielle ! Morose ! Technique ! Et, qui plus est, accompagnée des jérémiades de Saint-Preux, des frilosités de l’Épinette, vous savez, la petite grue de Grimm ?

Bref, un mauvais goût infernal devrait rejaillir partout sur les lettres et les arts, surtout grâce à ce fou d’Hébert et à son Père Duchesne. On n’assassine pas que les corps mais aussi la langue, la musique, la peinture, l’architecture, le théâtre, la science. Le vandalisme est devenu général et, bien entendu, l’analphabétisme suivre cette régression. Il a fallu douze ou treize siècles pour réparer les ravages du christianisme, combien nous en faudra-t-il pour nous remettre de ceux de la nouvelle religion ? [...] Les attitudes et les grognements sont préférés au savoir, celui-ci désigne aussitôt un privilège qui vous classe comme royaliste, comploteur, agent de l’étranger, contre-révolutionnaire. La Vertu, l’immonde Vertu, reprend vie sous le souffle putride de l’ignorance et du préjugé [...]. L’église gallicane ? Mais ce fut l’erreur fatale, protestantisme qui n’ose pas dire son nom, Rome de pacotille, succédané d’entre-deux…. Les tonsurés de chez nous trop liés à l’Ancien Régime et à la noblesse – nos anciens domestiques, en somme – sont maintenant éliminés, mais la majorité est déjà ralliée à la cause de l’Être Suprême, ils fourniront demain les troupes du nouveau culte encore moins païen, ou plutôt d’un paganisme exsangue. Le christianisme n’est supportable que s’il préserve le paganisme. Sans quoi, c’est de nouveau l’être chimérique et vain qui ne parut que pour le supplice du genre humain. Dites de ma part au Saint-Père que, chimère pour chimère, la sienne, quoique parfaitement hypocrite et risible, a au moins l’avantage d’avoir peuplé les sanctuaires des bacchanales les plus plaisantes de l’histoire. Pas un luxurieux ne s’y trompe, et je regrette souvent les heures délicieuses que j’ai passées à Florence ou à Naples, devant toutes ces nudités convulsives, offertes. J’ai adoré Michel-Ange et Bernin, je n’adorerai pas des bustes phrygiens ou des colonnes tronquées de faux temps. Ah, Cardinal, faites votre possible, je vous en conjure, demain il sera trop tard ! Que nos dernières années ici-bas soient du moins employées à retarder le règne de la Suprême Mégère ! Si ce malheur devait arriver, nous serions, imaginez-vous, à regretter mes maîtres jésuites que vous avez contribué à chasser du pays ; les jésuites, ces chacals de l’ombre, mais qui, au moins, à force de rhétorique, n’ignoraient rien de l’inexistence de Dieu comme de l’art du Diable !


Savez-vous comment on appelle ici la guillotine ? « La cravate à Capet » ; « l’abbaye de Monte-à-regret » ; « la bascule » ; « le glaive des lois » ; « la lucarne » ; « le vasistas » ; « le rasoir national » ; « la planche à assignats » ; « le rasoir à Charlot » ; « le raccourcissement patriotique » ; « la petite chatière » ; « la veuve ». Ces deux derniers mots ne mériteraient-ils pas un long commentaire ? Gageons que « la veuve » a un long avenir devant elle et que l’Être Suprême sera son éternel mari. Il y a d’ailleurs eu des discussions autour de l’appellation divine. L’un voulait qu’on l’appelât « le Grand Autre ». Pour une divinité altérée de sang, ce n’était pas mal. D’autres hésitaient : le Grand Suprême ? L’Autre Suprême ? Quelques Allemands qui se trouvaient là ont proposé tantôt « l’Esprit », tantôt « le Sujet Transcendantal ». L’un d’eux, particulièrement obstiné, voulait qu’on se mît d’accord sur « la Chose en soi » ou « l’En-Soi ». Un autre tenait qu’on s’en tînt à « l’Être », sans adjectif. Il avait une figure très sacrale. Un autre a proposé plus hardiment : « le Néant ». Le Néant suprême ? Avouez que ce Dieu, cent fois plus cruel que l’autre qui s’était déjà surpassé, ne sera pas sensé avoir d’états d’âme. Quoi encore ? Un Viennois de passage prétendait que nous devions désormais nous prosterner devant « l’Inconscient ». Il s’est vaguement mis à parler aussi de « Manque-à-Être », mais c’était assez. Il fallait trancher. L’Être Suprême l’a emporté, les préparatifs de son intronisation devraient se montrer bientôt. Les partisans de la déesse Raison murmurent bien un peu. Aimable foutaise. Et pourquoi ne pas appeler notre divinité « le Poumon », comme aurait dit Molière ? Enfin, non, l’Être, vous dis-je, ce sera l’Être. La matière, la nature, la république une et indivisible, la république universelle future et l’ensemble des corps, doivent chanter son hymne. Toute l’astuce est de savoir qui tirera les ficelles du polichinelle. La Finance, bien sûr, come sempre. Tel sera, sous la baguette de l’Incorruptible, le mariage du vice et de la vertu. Déjà, l’un de mes fils, s’appuyant sur ma légère notoriété littéraire, envisage, lorsque les affaires reprendront, de commercialiser mon nom sous forme... d’une marque de champagne. Il trouve que cela va bien à mon style, à son côté pétillant, effervescent, rafraîchissant, ainsi qu’à notre nom dont le bon latiniste que vous êtes sait qu’il signifie agréable, délicieux, délicat, sapide. Les jeunes générations ne doutent de rien : à défaut de me raccourcir lui-même, ce charmant Oedipe veut faire tomber notre blason dans le domaine public. A lui donc, demain ou après-demain, les nuits et les fêtes. « Buvez du Sade ! », « Une coupe de Sade ! », « A la santé de l’Être Suprême ! » La Montreuil, sous ses grands airs, est très tentée, et ma femme aussi. Les femmes pensent surtout à l’action, voilà une vérité qui n’est pas près de finir. A quand ce merveilleux banquet ? Au Globe ? En été ? Pour Thermidor ? [...]
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