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Citation de Partemps


N’est-il pas piquant, mon cher ami, de voir réimposé le dogme absurde de l’immortalité de l’âme par l’augmentation tétanique de la mortalité des corps ? N’y a-t-il pas là une sorte de vengeance terrible de ce qui n’existe pas sur ce qui existe ? L’âme immortelle et illusoire se repaissant de corps ! Quelle monstrueuse vanité psychique ! Quel narcissisme ignare adorant du vent ! l’Éternel porté par des cadavres au panier, troncs d’un côté, têtes de l’autre ! Oui, oui : d’un côté l’homme et de l’autre le citoyen ! Et fosses communes à la chaux pour tous, égalité et fraternité du magma qui n’a plus de nom dans aucune langue ! Un comédien me disait l’autre soir : « Nous reprendrions demain le Mahomet de Voltaire, tout le monde penserait à la situation actuelle. La pièce serait interdite, nous y passerions. » [...] Le fanatisme les réunit dans la trinité éternelle de la bêtise, de l’ignorance et du préjugé. Qu’en dit votre Casanova ? L’avez-vous revu ? N’écrit-il pas ses Mémoires ? Les vôtres avancent-ils ? Écrivez, écrivez, il faut que le témoignage de la raison se fasse entendre auprès des siècles futurs. « Quels siècles futurs ? Il n’y a pas de futur » murmurent-ils. « Nous ne serons pas jugés ! ». Mais si, vous le serez, canailles, dûssiez-vous étendre la barbarie à tel point que plus personne, un jour, ne sache lire et écrire ! Il en restera quelques uns. Ils traverseront, par la seule force de la musique, la sombre nuit de la mort… Au fait : avez-vous des nouvelles de ce Mozart que nous avions rencontré chez Grimm ? Est-il vrai qu’il a composé Don Juan ? Est-ce beau ? Encore un opéra qui, maintenant, ne susciterait que sarcasmes. On dirait qu’il s’agit des peintures des infamies et des orgies d’une aristocratie dégénérée. Et, qui plus est, athée, le seul et définitif grand crime !

En somme, l’Être Suprême veut sélectionner ses corps et les prendre, pour ainsi dire, à la base. C’est une expérience de tri. Peut-être en viendra-t-il un jour à les fabriquer de toutes pièces, à les produire sans mémoire, sans passé, incultes, obéissant immédiatement à sa voix de fer. Quant à moi, je discerne en toute clarté mon destin : après m’avoir déshonoré, ruiné, transformé en bouffon irresponsable, on essayera de me faire passer pour fou. J’irai de la prison à l’asile, à moins d’être saigné avant [...]. L’usage incessant et démocratique du mot foutre, par exemple, présage bien l’interdiction de la chose par l’abus du mot. On dira sans cesse des obscénités pour en rendre la réalisation impossible. Vous savez que j’ai la gauloiserie en horreur. C’est une maladie médiévale des Welches, aurait dit Voltaire, et je pense à sa prophétie : « Il y a des temps où l’on peut impunément faire les choses les plus hardies ; il y en a d’autres où ce qu’il y a de plus simple et de plus innocent devient dangereux et criminel ». Nous en sommes arrivés à cette seconde partie de la pièce. Des légions de petits commissaires viendront bientôt suspecter partout ce qu’il y a de plus simple, de plus innocent. Une nation où les femmes viennent tricoter tranquillement et parler de leurs affaires sentimentales au pied de l’échafaud pendant que les têtes tombent — comme des paysannes continuant de laver le linge pendant que l’on tue le cochon —, cette nation ne peut aller beaucoup plus loin dans l’adoration de la servitude. La débilitation, partout et toujours, prépare le dogme : la sauvagerie sans émoi en sera le ciment nouveau. Voilà ce que le déisme, même ironique, de l’adroit philosophe de Ferney, ne pouvait prévoir.


Un Jacobin particulièrement obtus s’est exclamé l’autre jour : « La tolérance, il y a des maisons pour ça ! ». J’ai eu l’impudence de répondre : « Et, précisément, citoyen, c’est pourquoi nous l’aimons ! ». Il m’a répondu : « Vous êtes pour le bordel philosophique ? ». « Pourquoi pas ai-je répondu, et d’ailleurs cinq solides filles sont arrivées hier d’Avignon ; c’est dans le Marais, je vous emmène ? » [...]

Une autre chose curieuse, c’est la vogue actuelle des horoscopes et des prédictions. Le moindre charlatan se fait une réputation en quelques semaines […].

La philosophie elle-même, on devait s’y attendre, est devenue suspecte. On commence à la déclarer superflue, trop liée à l’Ancien Régime, luxe de la noblesse, passe-temps d’oisifs. Tout doit devenir fête, rassemblement, hymne collectif, distraction d’ensemble. On chantera, on défilera, on criera. L’enthousiasme est une obligation quotidienne [...] On a l’impression de vivre sur un gigantesque écran de mensonges. En outre, des centaines de citoyennes font désormais, le soir, leurs prières devant un portrait de Robespierre mis à la place du crucifix. Il paraît que Danton lui-même, averti qu’il était désormais en danger, a répondu : « Ils n’oseront pas, je suis l’Arche sainte ». Ce que Sanson a commenté sèchement d’un : « Je crois qu’il se trompe. Il n’y a maintenant qu’une Arche sainte : la guillotine ». Fresques pieuses ! Prières ! Arche sainte ! Jusqu’où descendrons-nous ? Combien de temps durera encore cette Saint-Barthélemy juridique ?

Certes, mon cher Cardinal, les horreurs et les crimes se sont accomplis de tout temps, et vous savez que j’en ai nourri mes romans pour en dévoiler, le premier dans l’histoire, la nervure spéciale. Sans moi, je ne crains pas de le dire, les hommes continueraient à s’agiter dans leur bourbier de passions et d’en jouir sans s’en rendre compte. Le compte, le chiffrage, tout est là. L’Être Suprême n’intervient que lorsqu’on est fatigué de compter, on passa l’addition sans vérifier, joli calcul, fausse algèbre […]. Jamais on n’a été aussi dédaigneux de vivre et l’insouciance, parfois, est portée à tel point qu’on assiste à des scènes inouïes. Ainsi Joseph Chopin, hussard, vingt-trois ans, a continué à fumer sur la bascule, la tête et la pipe sont tombées ensemble dans le panier. Les prisonniers ne demandent plus qu’à en finir, Sanson en convient : « J’ai pu m’habituer à l’horreur que nous excitons, mais s’accoutumer à mener à la guillotine des gens tout prêts à vous dire "Merci", c’est autrement difficile ». Et encore : « En vérité, à les voir tous, juges, jurés, prévenus, on les croirait malades d’une maladie qu’il faudrait appeler le délire de la mort ». Tout cela, bien entendu, s’accompagne d’une atroce vulgarité qui n’est que la signature de la cruauté et du fanatisme avec, cependant, quelque chose en plus, jamais vu. Villaré, juré au tribunal révolutionnaire, était pressé d’aller au restaurant ; la séance d’accusation traîne ; il se lève et crie : « Les accusés sont doublement convaincus, car c’est l’heure de mon dîner et ils conspirent contre mon ventre » […].
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