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Citation de Partemps


Cecilia

Elle est italienne et romaine, sa mère était soprano et son père ténor, elle s’appelle Cecilia, comme la sainte protectrice de la musique, et on a envie de l’introduire, sur scène au son triomphal de l’Ode à sainte Cécile de Purcell. À 34 ans, tout le monde la connaît, elle est venue souffler en tempête et en douceur pour réveiller la voix de l’hypnose où a voulu l’enfermer le XIXe siècle. C’est une sorcière, une fée, une joueuse, une beauté forte et allègre, un génie réveillé. Elle chante, et tout, devient plus vibrant, plus fou, plus délicat, plus libre. C’est l’effet Bartoli.
Bien entendu, on a voulu d’abord l’enfermer dans le rôle de la diva d’autrefois, Callas, corps lourd, maman ténébreuse, long hurlement de sommeil, dictature du mélodrame. Dans son magnifique Shakespeare [1], Tomasi Di Lampedusa décrit ainsi l’effondrement du goût italien et européen : « L’infection a commencé tout de suite après les guerres napoléoniennes. Et elle a progressé à pas de géant. Durant plus d’un siècle, pendant huit mois de l’année dans toutes les grandes villes, pendant quatre mois dans les petites, et pendant deux ou trois semaines dans les agglomérations encore plus petites, des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers d’italiens sont allés à l’Opéra. Et ils ont vu des tyrans égorgés, des amants se donnant la mort, des bouffons magnanimes, des nonnes pluripares et toutes sortes d’inepties déballées devant eux dans un tourbillon de bottes en carton, de poulets rôtis en plâtre, de prima donna au visage enfumé et de diables qui sortaient du plancher en faisant la nique. Tout cela stylisé, sans éléments psychologiques, sans développement, tout cru et tout nu, brutal et irréfutable... Le chancre absorba toutes les énergies artistiques de la nation : la musique c’était l’Opéra, le théâtre c’était l’Opéra, la peinture c’était l’Opéra... L’art devait être facile, la musique chantable, un drame se composait de coups d’épée assaisonnés de trilles. Ce qui n’était pas simple, violent, à la portée du professeur d’université comme du balayeur de rue n’avait pas droit de cité. »
Or que dit, de son côté, Cecilia Bartoli ? « C’est toute une partie de notre culture qui a été négligée au profit de Verdi et de Puccini. Je ne veux pas penser qu’on ait pu oublier Vivaldi, Haydn ou Haendel... Avec d’autres jeunes artistes nous allons essayer de toutes nos forces de les faire revivre. Il faut que cela change. À la Scala, Muti a œuvré en faveur de Mozart et de Pergolèse, mais pas assez. »
C’est donc une guerre, la guerre du goût. Guerre musicale, physique, politique. Contre l’oubli intéressé, l’aplatissement, la bêtise satisfaite, la lourdeur, le refoulement. Contre les notables, indifférents à la complexité des notes ; contre l’éternel bourgeois devenu, avec le temps, petit-bourgeois populiste. Contre une fausse image de « la femme » emprisonnée et corsetée dans sa mélancolique mélopée. Cecilia est vive, gaie, frondeuse, elle suit ce qu’elle appelle son « désir ardent ». Rien ne semble pouvoir l’en détourner. On lui offre beaucoup d’argent pour chanter dans des stades américains ? Non, dit-elle, douze cents places suffisent, on ne vend pas un grand vin comme du Coca-Cola. La musique est un grand vin, tant pis pour ceux qui n’ont pas envie de le connaître. Une femme de désir ? Oui, le contraire de l’idole passive. Elle se découvre elle­-même en chantant Le Triomphe du temps et de la désillusion de Haendel (« un symbole en soi : j’y ai vu mon futur »). « Grâce à Harnoncourt, je découvrais la vigueur, la richesse, l’éclat des partitions baroques originales. Je réalisais combien la tradition d’interprétation romantique, par strates successives, avait simplifié, étouffé dans un vibrato de plus en plus envahissant, toute une palette de couleurs, de nuances, de dynamiques absolument uniques de l’histoire de la musique. À partir du XIXe siècle, les voix montent en puissance afin de pouvoir franchir le mur du son d’une fosse d’orchestre de plus en plus étoffée. Le volume prend le pas sur la sensibilité. L’aigu triomphe ; jusqu’aux extrêmes actuels. »

Que s’est-il passé ? Une erreur d’aiguillage, un dérapage, une sourde haine du corps et de son autonomie, un mépris de l’individu souple, subtil. La musique est une manifestation de philosophie générale, un art de vivre à chaque instant. Une révolution était en marche ; une contre-révolution a eu lieu. On a voulu canaliser et égaliser les voix, fossoyer la nuance, éteindre la magie verbale, empêcher l’ironie, pétrifier l’érotisme, plomber la langue. Érotique, Cecilia ? Ô combien. .. Voyons Cosi fan tutte : « Despina a deux airs charmants et une relation délicate avec l’orchestre pendant tout l’opéra. Le personnage est délicieux et le clin d’œil coquin me va bien. C’est pour cela que j’aime tant les récitatifs. Il est très important de jouer en italien, de rendre à la langue sa juste expression, si souvent négligée par des chanteurs qui ne la maîtrisent pas parfaitement. » L’italien ? Oui, mais aussi, pourquoi pas, le français. « La France est le pays de la chose. Après l’italien, c’est la langue française qui dit le mieux la chose. » Les sourds pensent que « la chose » est dans le sexe, alors qu’elle est d’abord dans la voix. La voix, sa multiplicité, son ampleur, sa profondeur, ses accents, ses caresses. Sa lenteur émerveillée ou bien sa rapidité fulgurante. La voix, cet instrument fragile et très ancien, « le plus proche de l’ âme ». « Quand vous chantez, avec un souffle bien placé, soutenu par le diaphragme, les cordes vocales restent bien tendues, vibrent latéralement, un peu à l’image des cordes d’un violon frottées par l’archet. J’ai vu des photos de cordes vocales bousillées par une mauvaise technique : elles portent de petits nodules qui empêchent la bonne tension et entravent le passage de l’air. » Technique impeccable de Cecilia. Comment fait-elle pour torsader ainsi son souffle et sa gorge ? Écoutez-la dans Vivaldi, c’est inouï. Écouter surtout Agitata da due venti, et comment elle prononce le mot naufragar.
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