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Citation de Partemps


Merci au corps d’être là, en tout cas, silencieux, à l’oeuvre. Il me dit que c’est lui, rien d’autre, qui a toujours pris les décisions, choisi les orientations, les situations. Les maladies, les douleurs ? C’est lui. Les dépressions, les crises, les pertes, les oublis ? Lui encore. Les détentes, les joies, les plaisirs ? Toujours lui. Je ne suis pas à toi, dit mon corps, mais à moi. Comment as-tu pu me faire ça ? Et çà ? Et puis ça ?
Il me parle sèchement, mon corps. Ta main, insiste-t-il, est la mienne. Si tu respires à fond, tu me trouveras tout au fond. Tu ne contrôles quand même pas tes poumons, ton coeur, ta circulation, tes os, tes cellules ? Laisse-moi faire comme j’ai toujours fait, ne me trouble pas, ne me gêne pas.

Nous ne sommes pas toujours d’accord, mon corps et moi, exemple l’histoire Lila autrefois. D’emblée, je ne l’aime pas, il l’aime. Je la trouve fermée, butée, coincée dans son ennuyeux roman familial-social, mais lui, mon corps, bande pour elle. Elle m’assomme au bout de dix minutes, elle me vole du temps, alors que lui peut l’écouter pendant deux heures, les yeux dans les yeux, en admirant son cou, ses épaules, ses gestes, sa voix. Je suis plutôt raffiné, mon corps est vulgaire. Elle me casse les oreilles, il adore ses répétitions. Je la trouve jolie, sans plus, mais pour lui c’est une beauté d’enfer. Il va la baiser une fois de plus, c’est sûr. Je le suis, mon corps, tout en regardant discrètement ma montre, trois quarts d’heure pour une séance, ça ira comme ça. Une fois qu’il a joui, mon corps s’éclipse, et me laisse seul avec le bavardage de Lila, les soucis de Lila, les intrigues de Lila, les jalousies de Lila, la mauvaise humeur de Lila.
J’ai envie de m’amuser, mon corps me freine. Je veux écrire, il veut sortir. Une femme m’attire, mon corps me murmure « à quoi bon ? », et il n’a pas tort, on connaît le disque, appartement, enfant, argent, triste salade. C’est amusant un moment, mais c’est crevant.

Comme, une fois de plus, je suis merveilleusement seul et qu’une grande étrangeté me gouverne, je vais faire un tour dans le jardin d’à côté. Je me branche sur ondes mentales ultra-courtes, j’ai besoin de visions, de sons. Ces giroflées, par exemple, je les vois pour la première fois dans leur note aiguë jaune et brune, et c’est comme si je pénétrais mes rétines. Je préfère qu’elles ne se décollent pas, bien que je puisse marcher très bien, au nez, dans le noir. Tiens, elles sont tout à coup géantes, ces giroflées, elles viennent du fond des temps, gaies, imposantes, menaçantes, rafraîchissantes. Le mot giroflée me plaît, il entraîne avec lui le clou de girofle, et, du coup, j’ai l’impression de manger ces fleurs, je les bois.

Même surprise, dans la rue, avec les bruits, les voix, les phrases entendues, et, la nuit, dans les rêves. Mon cerveau a son propre orchestre, il improvise, il compose, il enchaîne, il va dans tous les sens, et c’est souvent le bordel. Il a tendance à n’en faire qu’à sa tête, mais moi, j’ai besoin de ma tête. Je la récupère, c’est entendu, mais parfois de justesse, avec sa lumière qui ne faiblit pas. Lumière cardiaque, on dirait, lumière de tout le corps à la fois. Ici, mon corps proteste : il ne veut pas être englobé, compris, analysé, défini, réengendré dans une autre forme. Il tient à son mouvement incompréhensible, l’animal.

Je regarde les passants : aucun doute, ils se croient eux-mêmes, mais eux aussi sont incompréhensibles. L’étonnant est qu’ils se prennent tous pour des corps, ou plutôt pour de simples images. Mon corps, lui, est malin : il sait qu’il n’est pas une image, et il a du mérite dans cette époque terminale de projection. Cela dit, il veut rester maître à bord, être lavé, nourri, soigné, habillé, reconnu, flatté, désiré, caressé, aimé. Il aime parler, et tente, sans arrêt, de parler à ma place. Il a ses souvenirs, dont je préférerais parfois me passer. Et puis les rêves, presque toujours les mêmes : il a perdu sa voiture, son téléphone portable, ses papiers d’identité. Il se retrouve loin, dans des quartiers impossibles, des parkings inconnus où il n’a que faire, des hôtels où il n’a jamais mis les pieds, des soirées où il n’est pas le bienvenu, comme l’indiquent ces silences quand il apparaît, cette hostilité sournoise et les fausses informations qu’on lui donne, ces visages tendus ou réprobateurs, cette lourdeur de l’air qu’il apporte.

Je suis obligé de l’interrompre, mon corps, je l’étire, je le retourne, je décide de programmer moi-même mes nuits et mes traversées. Ce n’est pas toujours évident, je suis repris par le cauchemar de l’existence, mais j’ai quand même mes clairières, mes plages, mes bois, mes lévitations contrôlées, mes apparitions bienveillantes. C’est comme ça, après les grimaces, que j’arrive à dormir, ou plutôt à me reposer dans les foules. Je vois distinctement les milliards d’humains en circulation, des embouteillages monstres dans la pollution, et puis ça se dégage, ça coule, ça roule. Mon corps, de temps en temps, aimerait dire « nous », mais je m’y oppose. Il doute souvent d’être seul au monde, et ses raisons, il faut en convenir, sont solides. Enfin, je ne cède pas, et il est bien forcé de me suivre.

(...)
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