Philippe Valeri

      Vos irez pleurer chez votre patron.
Et elle ressortit.
Une moue de dégoût déformait ses lèvres : elle s’était bel et bien trompée sur lui. Ce type ne valait pas mieux que les autres : il n’avait rien dit ni fait qui démontre un quelconque sentiment envers elle. Elle s’était fait baiser, au propre et au figuré.
Quelle conne, tu fais Samia ! Mais pourquoi, bon sang, pourquoi ?
Elle regrettait de s’être donnée à lui. Mieux valait se faire « sauter » par des inconnus, des organes anonymes, sans prémisses ni manières, c’était moins humiliant que de se faire flouer par un Lucas. Un « coup » vite fait entre deux portes ne crée ni illusions ni espoirs.
Bon sang, ça n’existe pas les mecs sans casseroles au cul, qui t’excitent et te rassurent, te font mouiller la culotte et te câlinent ?
Oui, elle l’avait saumâtre ce vendredi, d’autant qu’avec le week-end approchait l’angoisse du HLM, du vide existentiel, d’une vie de chiotte. Le week-end ?

La voie publique en période de féria : une décharge sauvage, des caniveaux de pisse et de vomissures, des détritus, des cannettes et bouteilles brisées…Sans parler des agressions, vols, injures, rixes au poing ou au couteau, ni des petits arrangements entre force de l’ordre et sauvages : refile-moi cinquante euros et je passe l’éponge. Dans la nuit, les trottoirs avaient dégouliné d’excréments humains de toute nature, physique et psychique : hurlements, braillements, braguettes ouvertes, visages exsudant la haine, la crasse, sexes exhibés, viols dans un recoin de ruines romaines. Ingurgitation de bouffe et d’alcool et dégazage en tous genres s’étaient succédé dans un mouvement pendulaire. La nuit, la ville ressemblait à un gigantesque gosier rempli d’humeurs acides et d’odeurs de graisse frite.

Pour autant qu’il s’en souvenait, la violence et la hargne n’était pas dans sa nature. Ado, il se percevait en gentil garçon, n’aspirant qu’à l’amitié et rêvant d’amour. Léo, Léa. Pour autant, la haine l’avait attendu à l’orée du bois, à Bassens, XVème arrondissement de Marseille. Et depuis lors, son système nerveux central avait basculé dans une autre sphère. A seize ans, un an après la tuerie, trois jeunes de son âge, un trio blanc-black-beur, l’avaient coincé dans l’ascenseur du HLM où il vivait avec ses parents. Et l’avaient « mis minable », lui volant son portable et son argent de poche, et ses clés « pour revenir au cas où t’aurais l’envie de nous balancer ».

Un soir, après une corrida, elle lui avait expliqué que si elle pouvait parler au moment d’affronter la bête, elle prononcerait tous les mots sans les accrocher, car dans ces moments de tension, l’énergie circulait dans son corps à flux tendu, régulièrement, sans embolie, sans rupture, sans obstacle. La percée de la détermination, avait-elle affirmé. Au moment où je pointe le taureau, il n’y a plus d’entrave entre pensée et acte, aucun doute, aucune hésitation. Mon bras ne défaille pas, ma pensée se transmet et se formule par le bras.

Si Verdugo rejoignait cette masse de clients, oui, il le reconnaîtrait. Et il lui collerait aussi sec une balle entre les deux yeux. Net, sans discussion. Il fuirait aussitôt après, jetant l’arme sans empreintes, tel Al Pacino dans Le Parrain, qui exécute le traître assassin de son père... Il y aurait des témoins mais peu importerait, ils se contrediraient… La peur ? Oui, il la ressentirait, mais son bras ne tremblerait pas : le geste avait été répété tant de fois à l’exercice.

Lucas était-il de l’espèce des violents, des tueurs ? Oui, c’était la suspicion qui biaisait son jugement :  le revers de son attirance pour lui. Car il y a toujours un côté obscur, une face sombre, une culpabilité dissimulée. Personne n’est blanc. Que Lucas ne soit pas venu à elle par hasard, ni par attirance, mais par intérêt, cela lui paraissait possible maintenant : il cherchait des informations auprès d’elle. Mais pourquoi ? Y’avait-il un rapport entre lui et le casse du casino ? Etait-il co-auteur du hold-up d’Allègre ? Verdugo avait-il descendu Iván Martinez, filé avec l’argent, et Lucas le poursuivait-il pour récupérer sa part ?  Trempait-il dans une sale histoire de règlement de compte ?

Jamais, elle n’avait été dépendante de son désir et humiliée par sa nature. Depuis Lucas, elle se sentait réhabilitée en tant que femme, légitimée y compris dans ses instincts de femelle : femme à la fois belle et perverse, sensuelle et sacrée, intouchable. On se devait de la respecter ! Tous les bipèdes portant tête humaine devaient la respecter. Homme comme femme, collègue ou chef, roquet ou paltoquet... Lucas lui avait ouvert un horizon, offert une dimension nouvelle ; elle ne les perdrait pas à cause de dévoyés ou frustrés de la quéquette ou de la zézette. Elle ne supporterait plus la moindre bave de crapaud sur la blanche colombe qu’elle était devenue après une nuit d’amour vrai.

Y’ a pas à dire, la moto c’est la liberté ! Tu tournes la poignée, tu mets les gaz et rien ne peut t’arrêter : tu te faufiles dans les passages étroits, tu doubles les couillons qui ronronnent dans leur SUV et tu écœures les kékés qui se croient imbattables dans leur Audi ou leur BMW.
En bas de la départementale, à l’approche de la ville, les voitures ralentissaient puis formaient une longue file. Tout naturellement, Lucas doubla la colonne, roulant au milieu de la route sous l’œil féroce des pauvres types condamnés à l’embouteillage qui rongeaient leur frein.

Elle l’avait déshabillé à son tour, lentement, selon un rituel dont elle maîtrisait chaque geste. Il était devenu fou, pointant son désir d’ado vers elle. Elle était restée d’un calme olympien, une vestale obéissant au rite, comme si leur union devait s’accomplir et qu’elle devait y procéder. Elle savait tout, déjà. Elle l’avait guidé en elle, dans son intimité la plus secrète, elle lui avait livré sa virginité, elle lui avait soufflé que ce n’était pas grave d’éjaculer, elle lui avait dit : recommence. Elle avait gémi dans ses bras...

Adoubée ! Consacrée ! Réhabilitée ! Quelle revanche ! Le destin l’avait cueillie à quinze ans : elle si innocente, tachée du sang de son frère, sur les mains, les bras, jusque sur les joues. Elle était enfin libérée, lavée du mauvais sort. Et du même coup, Léo était vengé. Léo abattu par des sauvages dont on ne connaissait ni l’identité ni le mobile ; pas même la version faute de procès. Sinon que Léo se trouvait à côté de la cible, un caïd de la drogue, un chef de la bande adverse de trafiquants...