Mon manuscrit, écrit au stylo à bille dans les mêmes cahiers où je colle mes articles – il y a trop de risques à utiliser une tablette, qui peut être piratée par la police politique – ira rejoindre les livres du professeur dans la bibliothèque du salon. Je le dissimulerai, entre Proust et Camus. C’est l’avantage de l’ère du tout électronique. Plus personne ne se méfie des livres imprimés. Les espions du régime ne doivent même pas savoir qu’il en existe encore.
L’écran multicolore, sur le front de la machine, me montra des images bucoliques de la campagne colombienne. Un court texte en légende me conseillait le café colombien, bien adapté à un jour de forte chaleur comme aujourd’hui, café récolté par des enfants vaccinés et scolarisés qui s’investissaient avec enthousiasme pendant leur temps extrascolaire dans le commerce équitable.
C’était probablement un plaisantin qui avait proposé de rebaptiser la place d’Iéna « place Von Choltitz », du nom du gouverneur nazi qui avait refusé de provoquer la destruction de Paris en 1944. Un tract avait circulé sur internet, dans un style qui imitait à la perfection les communications officielles de la ville, arguant que « cet homme visionnaire et humaniste, en sauvant les chefs d’œuvre de la capitale, avait fait preuve de plus d’ouverture d’esprit que bien des dirigeants réactionnaires, nationalistes et bornés de notre passé, comme Colbert, Napoléon ou Jules Ferry. ».
La Maire cherchait à ce moment à se rapprocher de la Ville Libre de Berlin, et sauta sur l’occasion de célébrer son amitié avec le peuple allemand.
« Longtemps je me suis couché de bonne heure ». C’est sûrement la meilleure première phrase que je connaisse, je ne sais plus où je l’ai déjà lue, mais je sais que ça commence un livre qui était assez connu, avant. Avant que les livres n’aient rejoint les journaux et les films au catalogue des accessoires nuisibles que le pouvoir a réussi à éradiquer sans rencontrer de résistance.
J’esquissai un sourire mais ne répondis rien. C’était le point commun de toutes mes relations, finalement. Achim, Cyril, le professeur, aucun d’entre eux n’attendait vraiment que je contribue à la conversation. C’est sans doute pour ça que je les fréquentais.