Le détachement de la table baroque paraît radical, dans un contexte dominé par la délicatesse, la légèreté, la mesure ("il y a ce qui est nécessaire à satisfaire..."), par le refus des tonalités contrastées, des saveurs violentes, des arômes denses et âcres, bien loin de la "fastueuse abondance", du "faste et de la veine magnificence" du repas du XVIIème siècle.
Les codes alimentaires de la culture des Lumières reflètent le changement mental accéléré d'une société en mouvement qui prend résolument des distances par rapport au goût et à la culture des générations précédentes.
Reconstituants, restaurateurs de la chaleur naturelle, dispensateurs de longévité, telle était la réputation des "bouillons et viande de poulets nourris à la vipère". Toutefois le "vin blanc généreux et puissant" où l'on aurait, tout exprès, fait se noyer quelques vipères vivantes, s'il survit au XVIIIe dans la diététique médicale, semble ne plus remporter les faveurs des bien portants. (...) Il est loisible de penser que, en ligne générale, les "poulets nourris à la vipère" avaient une excellente saveur et, probablement, un goût supérieur à nos poulets d'aujourd'hui, engraissés par étapes forcées, sous une lumière artificielle aveuglante, avec des aliments dont la partie la plus noble est constituée de farine de poisson.
En outre, il semble que, cuites sur un gril, les vipères non seulement exhalaient une "très suave fragrance" mais qu'elles n'avaient rien à envier à l'anguille grillée. On a des documents sur un septuagénaire qui ( on ne sait si c'était par désir d'immortalité ou par préférences personnelles) "mangea en un mois et demi plus de quatre-vingt-dix vipères capturées en été et rôties, comme le font d'habitudes les cuisiniers pour les anguilles".
On peut toutefois penser que la fortune non négligeable de la chair de vipère dépendait très probablement de sa réputation d'excellent conservateur de la beauté féminine fanée par les années, et surtout de sa prétendue vertu magique à dispenser grâce et charme aux jeunes dames.
Ce n’est pas un hasard si […] l’oubli des ancêtres, l’élimination des pères et l’absence des mères font entrer les jeunes dans ces établissements de restauration rapide, à la recherche de la nourriture des orphelins, des gens à la vie précaire et des voyageurs : le sandwich, […] véritable tombe du goût. Quand les feux s’éteignent à l’intérieur des maisons, dehors se déchaînent les délices funèbres des buffets froids.