La serveuse apporta l'addition en chantonnant. Elle était étonnamment vive et pimpante. Manon la félicita pour son entrain et lui demanda ce qui la rendait si joyeuse.
- Je viens de larguer mon mec, annonça-t-elle triomphalement. Je suis libre.
- Jusqu'au prochain... dit Manon.
- Le prochain sera mieux.
- Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
- Celui-là était déjà mieux que le précédent et bien mieux que celui d'avant.
- On dirait que vous le regrettez déjà.
- C'est vrai qu'il avait des qualités. Au lit, surtout.
Manon resta bouche-bée avant d'éclater de rire mais la fille avait déjà rejoint une autre table pour prendre une commande. Bodiel songea à une formule de Jules Renard à propos de la joie de vivre : "Une dilatation du coeur".
Aussitôt après avoir raccroché, Manon eut des sueurs froides. Elle chancela, s'appuya contre le mur, puis s'affala sur le trottoir. Un cycliste l'évita de justesse et lui lança un regard oblique. Elle eut une sensation de chute libre. La cloche d'un tramway lui parvint, puis, plus rien. Le monde s'effondrait et elle serait la première à être engloutie. Ou plutôt, la deuxième. Car, cette fois, elle en était sûre : Natacha était morte.