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Citation de Partemps


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Celui qui fréquente le massif du mont-Blanc en été près de Chamonix sait très bien que, pendant cette saison, les sauveteurs retirent de la montagne statiquement un mort par jour ; il observe le balais incessant des hélicoptères ; il connaît les récits des accidents de montagne comme celui qui arriva aux compagnons de Whymper en descendant du Cervin en 1865 ; il sait la disparition des amis de son guide ; il a lu la littérature de montagne qu’elle soit de fiction ou de témoignage ; il sait que Chamonix (comme un port Breton peut-être) vit au rythme des nouvelles des disparitions des chamoniards dans toutes les montagnes du monde. Bref, il sait qu’une faute n’implique pas un simple coup de sifflet, une pénalité ou une exclusion temporaire, mais qu’elle implique, comme la dit Michel Serres, directement et irrémissiblement la mort. L’alpinisme indique – au sens fort de renvoyer à une réalité véritablement présente et efficiente – la mortalité humaine sans que celle-ci soit rejetée ou transfigurée dans l’euphémisme rassurant du symbole, du jeu et de la règle. L’alpinisme est un jeu certes, c’est-à-dire une activité autotélique qui est à elle-même sa propre fin. On monte pour monter dans le massif alpin par exemple, massif qu’en 1871 Leslie Stephen, l’un des pères anglais de l’alpinisme tout en étant le père de Virginia Woolf, a appelé Le Terrain de jeu de l’Europe (Stephen, 1871).
Mais ce Playground comme lieu délimité d’une activité corporelle, gratuite et plaisante par elle-même n’a rien à voir avec un terrain de rugby, une piscine ou une piste d’athlétisme : il n’est pas un espace homogène, abstrait ou symbolique géométriquement délimité ; il est un lieu sauvage non modifié par l’homme où les hommes s’affrontent à la nature, aux autres (dans une compétition pour les nouveaux sommets, les nouvelles voies, la rapidité de l’ascension) et à eux-mêmes sans la médiation d’un système de règles ou sans cette d’une sorte de fiction en quoi consiste les sports collectifs ; sans la possibilité de sortir immédiatement du jeu quand la blessure, l’entraîneur ou l’arbitre le décident. Le maître du jeu, dans l’alpinisme comme dans la vie réelle, est un maître véritablement souverain et absolu comme le dira Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit : et ce maître, c’est la mort. De là l’aspect très décapant et radical de l’alpinisme sur lequel j’avais insisté en commençant. Par radical, il faut entendre ce qui nous ramène à la racine, c’est-à-dire à ce qui est premier non point chronologiquement mais logiquement, c’est-à-dire encore à ce que les Grecs appelait une archè. Or l’alpinisme semble nous rappeler que l’archè de notre vie, ce qui est en est le principe de mouvement et de création à la fois corporel et spirituel, c’est justement la négativité de la mort que notre vie consiste, non pas à la considérer comme un passage vers un autre monde (un arrière-monde, un au-delà éternel comme dans le platonisme et le christianisme), non pas à la penser comme indifférente (stoïcisme), non pas à l’annuler en une expérience infaisable (la mort n’est rien puisque, quand on vit, elle n’est pas là, et quand on est mort, nous ne sommes plus là, comme le dit Epicure (Epicure, 4ème siècle av JC, 130-131)), mais à la supporter, à l’éprouver et à la nier dans le processus même de la vitalité. Si « la peur du maître est le commencement de la sagesse » comme dit Hegel, la peur de la mort, ce « maître absolu » (Hegel, 1807, I, 166) auquel se confronte l’alpiniste et que la plupart des hommes de notre culture occidentale refoulent profondément, est le commencement d’une philosophie (philosophie corporelle si je puis dire) de l’existence.
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