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EAN : 9782753576186
312 pages
PUR, Presses universitaires de Rennes (14/02/2019)
4.25/5   2 notes
Résumé :
Comment penser la passion de la montagne ? Comment dire le mystère d'une course en haute montagne ? L'irrationalité de son appel ? La brûlure de ses efforts ? La gratuité, la souffrance et la peur de son engagement ? Le désir de ses risques ? L'intelligence et le calcul de son parcours ? La signification de cette petite communauté minimale qui en est l'auteur - qui en est l'acteur - et qui s'appelle une cordée ? Mais surtout, comment faire comprendre et faire sentir... >Voir plus
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critiques presse (1)
LaViedesIdees
18 juin 2019
Dans l’alpinisme, il y a à la fois dépassement de soi, démesure et sagesse pratique. P.-H. Frangne nous explique, en philosophe, que cette activité est une expérience majeure de décentrement, propre à percevoir le sublime incomparable des paysages de haute montagne.
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Michel Serres, philosophe qui fut dans sa jeunesse marin et dans son âge mûr alpiniste (il fit entre autres l’ascension du Cervin), semble répondre dans un de ses livres intitulé Variations sur le corps (Serres, 2002, 4) :

« Saisie par la neige, écrasée de soleil courbée face au vent, réduite au silence par le souffle court, la cordée s’élève donc dans la paroi. Sans attendre, la pesanteur s’y venge du moindre faux pas. Le corps n’y compte que sur sa vaillance et sur la générosité de ceux qui escomptent de lui la même conduite. Cette rudesse loyale apprend la vérité des choses, des autres et de soi, sans faux-semblant. Les exercices corporels exigeants commencent à merveille le programme de philosophie première par une décision immédiate qui tranche tout doute : en haute montagne, hésitation, fausse route, mensonge et tricherie équivalent à mourir. »

Des « exercices corporels exigeants » découlent cinq vertus : le courage (la constance de la volonté dans l’effort), la générosité (l’absence de calcul dans l’action), la solidarité (le don et la demande réciproques d’aide), la lucidité (la clairvoyance ou l’intelligence pratique), l’authenticité enfin (la transparence des intentions, l’accord du discours et de l’action, de l’action et du discours). Ces vertus par lesquelles le rapports à soi, aux autres et au monde extérieur est un rapport proprement humain et vrai c’est-à-dire non truqué et non perverti par le faux-semblant ou l’égoïsme, ces vertus donc sont, selon Michel Serres, rendues possibles pour quatre raisons fondamentales.

La première est celle de l’intensité de l’effort corporel qui suppose un engagement total de l’ensemble de l’individu dans le présent de son corps en mouvements et en tensions. C’est l’effort dynamique qui vainc une grande résistance externe (celle de la nature) et interne (celle du corps propre) qui implique une présence à soi étant à la fois une et unique, c’est-à-dire sans séparation, sans retenu, sans ambiguïté ni duplicité. La violence de l’effort de l’ascensionniste l’amène donc à la certitude non représentative de ce que Maine de Biran appelait le « fait primitif » (fait concret et non abstrait ou intellectuel) d’un cogito corporel. Ce cogito, il ne se saisit pas comme celui de Descartes dans la représentation de l’acte pur d’une pensée qui s’est entièrement détachée du corps (« que l’âme est plus aisée à connaître que le corps », tel est le titre de la seconde méditation métaphysique), des objets corporels et de tout ce qui y fait référence (perception, imagination, mémoire, etc.). Au contraire, ce cogito sent intimement son existence à même le corps et à même les actes au sein desquels le corps est complètement impliqué. Il ne prend plus la forme d’un « je pense » mais celle d’un « je peux. »
La seconde raison pour laquelle les vertus sont dans l’alpinisme immédiatement exigées et même effectuées est que la liaison, l’interdépendance ou la réciprocité des personnes sont produites ou rendues manifestes par la corde qui solidarise corporellement les alpinistes. Le lien social qu’implique toute relation éthique fondant la communauté, n’est donc pas ici une métaphore : c’est littéralement que les alpinistes ont lié leur sort ; et c’est à ce fil concret qu’ils doivent leur conquête, leur sécurité et leur survie. La réussite ou l’échec de chacun est la réussite ou l’échec de tous et inversement. La troisième raison est la situation d’extrême vulnérabilité dans laquelle se trouve la cordée. Le risque individuel et collectif est d’autant plus fort en montagne que la relation avec les forces naturelles extrêmement puissantes et très imprévisibles (verticalité, fragilité des prises ou des ponts de neige, froid, vent, chute de pierres, avalanches, etc.) n’est pas médiatisée par une quelconque machine (comme un bateau par exemple). Ici encore, c’est le corps lui-même muni relativement sommairement de vêtements, de lunettes, de cordes, de piolet et de crampons qui affronte directement ce qui le fait souffrir, peut le blesser et même le tuer. La souffrance et la peur sont donc deux sentiments nécessairement vécus par l’alpinisme. C’est cette souffrance et cette peur qu’il doit endurer et qu’il doit savoir maîtriser pour ne pas en être submergé ou paralysé, qui l’amènent à la décision et à la prudence actives pour soi et pour l’autre. C’est elles qui lui rappellent douloureusement la précarité, la vulnérabilité, la finitude de son existence singulière et de la condition humaine en général, à une époque moderne où l’homme prométhéen vit souvent dans l’illusion d’une maîtrise ou d’une possession intégrales de la nature ; d‘une toute puissance technique.

La quatrième raison qu’indique Michel Serres est enfin dans la continuité de la troisième puisqu‘elle en est l’aboutissement et l’ultime horizon : l’alpinisme ne peut se pratiquer en dehors de la considération à chaque pas et à chaque instant du risque de la mort. Comme l’indique et le conseille célèbrement Edward Whymper à la fin du récit de ses ascensions alpines : « Grimpe si tu veux, mais rappelle-toi que le courage et la force ne sont rien sans prudence, et qu’une négligence fugitive peut détruire le bonheur de toute une vie. Ne fais rien dans la hâte ; médite chacun de tes pas ; et dès le début pense à la fin possible. »
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La première est celle du dépassement indéfini des limites de soi, que le citius, altius, fortius de Pierre de Coubertin exprime parfaitement : escalader des montagnes toujours plus hautes ; mais comme les montagnes ne dépassent pas 8.846 mètres, il faut le faire toujours plus vite ou en enchaînant un nombre toujours plus grand de sommets (par exemple les 80 sommets de plus de 4.000 mètres des Alpes), ou en découvrant une voie toujours plus difficile. Quel est le sens de cette réalisation de soi dans un effort comme continuel passage à la limite ? Notre société contemporaine répond : le moi, en tant que tel, doit être indéfiniment surmonté par lui-même (selbstüberwindung dirait Nietzsche).
La seconde couche de significations fonde rationnellement cette course un peu ivre en une pensée de l’épanouissement et de la formation. Pour cette pensée héritée de l’âge classique et des Lumières, le mouvement de dépassement du moi est celui de l’institution de sa liberté et de sa rationalité qui échappent à la finitude la nature. Par ce mouvement, le moi fait l’expérience de la petitesse ou de la fragilité de l’homme mais aussi de ce que Pascal appelait sa « grandeur » (Pascal, 1670, 488) qui lui vient justement du savoir de cette petitesse et de sa capacité à la surmonter ou à la dépasser. Le moi apprend en conséquence que la connaissance et l’expérience de sa finitude sont la connaissance et l’expérience de quelque chose de son infinité ; qu’inversement, l’infinité de sa liberté et de sa volonté ne sauraient avoir d’effectivité sans son aliénation, sa limitation, sa négation dans la finitude des situations, des efforts du corps et du risque toujours présent de la mort. Une liberté sans ce que Hegel appelle un frein (Hemmung), n’est qu’un « simple entêtement, une liberté qui reste encore au sein de la servitude. » (Hegel, op. cit., I, 166).
Se livre alors la troisième couche de significations (la plus ancienne et la plus archaïque mais qui apparaissait clairement dans le texte de Michel Serres) : celle qui fait de l’effort, non pas une expérience du dépassement indéfini mais au contraire une expérience de la limite, de la mesure et de l’épreuve qui assigne au moi sa place et le délie de toutes les illusions. Cette pensée est d’origine antique, et stoïcienne tout particulièrement. Marcel Mauss, l’un des fondateurs de l’anthropologie contemporaine, l’exprime précisément en la référant à sa propre expérience de la montagne :

« Je crois que l’éducation fondamentale […] consiste à faire adapter le corps à son usage. Par exemple, les grandes épreuves du stoïcisme qui constituent l’initiation dans la plus grande partie de l’humanité, ont pour but d’apprendre le sang-froid la résistance, le sérieux, la présence d’esprit, la dignité, etc. La principale utilité que je vois à mon alpinisme d’autrefois fut cette éducation de mon sang-froid qui me permit de dormir debout sur le moindre replat au bord de l’abîme. Je crois que toute cette notion d’éducation des races qui se sélectionnent en vue d’un rendement déterminé est un des moments fondamentaux de l’histoire elle-même : éducation de la vue, éducation de la marche […] C’est en particulier dans l’éducation du sang-froid qu’elle consiste. Et celui-ci est avant tout un mécanisme de retardement, d’inhibition de mouvements désordonnés. […] Cette résistance à l’émoi envahissant est quelque chose de fondamental dans la vie sociale et mentale » (Mauss, 1950, 385)

Cela signifie rapidement que l’athlétisme est, au sens étymologique, un ascétisme; que l’épreuve, la lutte et le combat (athlon) ne sont instituteurs d’humanité qu’à la condition d’être des exercices réglés (askésis) où chacun connaît sa place c’est-à-dire sa mesure et sa limite. Cela signifie que la liberté n’est ni dans la violence ou la colère, ni dans l’absence de violence et de colère : elle est bien plutôt (parce que la colère et la violence sont indépassables et toujours présentes au fond de l’homme) dans leur purification (catharsis), c’est-à-dire dans leur stylisation ou dans leur harmonisation. Car c’est cette purification qui constitue ce que l’on appelle une initiation.
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« […] on n’a jamais raison de mépriser la mort […]. »

François de La Rochefoucauld (1678, 113)

« Benito Cicoria, une trentaine d’année, tailleur pour dames à Paris. Petit, coquet et hégélien. Bien qu’italien d’origine, il appartenait à une école d’alpinisme que l’on pourrait – grosso modo – appeler l’«école allemande». On pourrait ainsi résumer la méthode de cette école : on attaque la face la plus abrupte de la montagne, par le couloir le plus pourri et le plus mitraillé par les chutes de pierre, et l’on monte vers le sommet tout droit, sans se permettre de chercher des détours plus commodes à gauche ou à droite ; en général, on se fait tuer, mais, un jour ou l’autre, une cordée nationale arrive vivante à la cime. »

René Daumal (1952, 54-55)

Je voudrais rapidement poser les linéaments d’une philosophie de l’alpinisme avec la conviction qu’une réflexion sur ce sport pousse à penser, avec une singulière radicalité et plénitude, la dimension éthique de tout sport. Par dimension éthique je veux dire ce par quoi l’activité sportive ne participe pas seulement d’une morale normative apprenant à chaque individu qui le pratique un système de valeurs, une structure d’interdits ou de permissions, un ensemble de comportements ou d’attitudes réglés, mais plus fondamentalement (et de manière plus ouverte et plus souple), ce par quoi l’activité sportive participe à l’édification, à l’éducation ou à l’institution de la personne humaine. Par le détour du sport qui est ce que les Anglais appellent un disport, par le biais ou par l’obliquité d’une activité de divertissement et de déport, se livrerait ainsi la dimension ou la destination éthique de l’homme comme cet être conscient qu’il n’est ni une chose ni un animal, comme cet être conscient de sa dignité et de sa valeur absolue (de sa non patrimonialité) parce qu’il est justement une conscience marquée par la rationalité, l’autonomie, la responsabilité et la liberté. La personne humaine n’est pas seulement un individu, c’est-à-dire une entité corporelle indivisible (tel est le sens propre d’individu) comme condition indépassable de son existence. Elle est aussi sujet qui se pose comme tel en disant «je» (le sujet est auto-position et autonomie). Elle est enfin une personnalité singulière qui n’existe pas dans la solitude et l’abstraction d’un strict rapport à soi parce qu’elle est profondément et concrètement constituée. Cette constitution s’effectue socialement, culturellement et historiquement en une éducation qui fait de la personne un réseau de relations et un tissu de symboles.

Ce réseau et ce tissu sont par définition partagés : ils existent en commun. Bref, la personne humaine est à la fois un principe et un processus : un principe d’affirmation de soi et de sa liberté ; un processus d’engendrement au sein du dialogue avec les autres personnes. En dehors de ce dialogue où la personne communique avec d’autres « je » qui lui sont tout à la fois différents et équivalents (dialoguer, c’est en effet reconnaître l’autre dans son altérité c’est-à-dire dans une différence qui possède la même valeur que la mienne), la personne, foncièrement dialogique (ou sociale ou intersubjective comme l’on voudra), n’existe pas.Or, la mise au jour de toutes ces déterminations rapidement évoquées de la personne humaine se ferait, selon moi de façon exemplaire, dans la pratique de l’alpinisme. La question est alors la suivante : d’où viendrait l’aspect proprement paradigmatique de cette pratique qui, pour utiliser une formule de Jean-Jacques Rousseau, « rapproche le plus l’homme de l’homme », c’est-à-dire livre à l’homme la vérité de sa propre humanité ? En quel sens l’alpinisme aurait-il, de façon non exclusive bien sûr, cette vertu particulièrement décapante ou radicale par laquelle il serait l’un des lieux de la manifestation et l’un des instruments de la constitution de la difficile et complexe liberté humaine ?
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Celui qui fréquente le massif du mont-Blanc en été près de Chamonix sait très bien que, pendant cette saison, les sauveteurs retirent de la montagne statiquement un mort par jour ; il observe le balais incessant des hélicoptères ; il connaît les récits des accidents de montagne comme celui qui arriva aux compagnons de Whymper en descendant du Cervin en 1865 ; il sait la disparition des amis de son guide ; il a lu la littérature de montagne qu’elle soit de fiction ou de témoignage ; il sait que Chamonix (comme un port Breton peut-être) vit au rythme des nouvelles des disparitions des chamoniards dans toutes les montagnes du monde. Bref, il sait qu’une faute n’implique pas un simple coup de sifflet, une pénalité ou une exclusion temporaire, mais qu’elle implique, comme la dit Michel Serres, directement et irrémissiblement la mort. L’alpinisme indique – au sens fort de renvoyer à une réalité véritablement présente et efficiente – la mortalité humaine sans que celle-ci soit rejetée ou transfigurée dans l’euphémisme rassurant du symbole, du jeu et de la règle. L’alpinisme est un jeu certes, c’est-à-dire une activité autotélique qui est à elle-même sa propre fin. On monte pour monter dans le massif alpin par exemple, massif qu’en 1871 Leslie Stephen, l’un des pères anglais de l’alpinisme tout en étant le père de Virginia Woolf, a appelé Le Terrain de jeu de l’Europe (Stephen, 1871).
Mais ce Playground comme lieu délimité d’une activité corporelle, gratuite et plaisante par elle-même n’a rien à voir avec un terrain de rugby, une piscine ou une piste d’athlétisme : il n’est pas un espace homogène, abstrait ou symbolique géométriquement délimité ; il est un lieu sauvage non modifié par l’homme où les hommes s’affrontent à la nature, aux autres (dans une compétition pour les nouveaux sommets, les nouvelles voies, la rapidité de l’ascension) et à eux-mêmes sans la médiation d’un système de règles ou sans cette d’une sorte de fiction en quoi consiste les sports collectifs ; sans la possibilité de sortir immédiatement du jeu quand la blessure, l’entraîneur ou l’arbitre le décident. Le maître du jeu, dans l’alpinisme comme dans la vie réelle, est un maître véritablement souverain et absolu comme le dira Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit : et ce maître, c’est la mort. De là l’aspect très décapant et radical de l’alpinisme sur lequel j’avais insisté en commençant. Par radical, il faut entendre ce qui nous ramène à la racine, c’est-à-dire à ce qui est premier non point chronologiquement mais logiquement, c’est-à-dire encore à ce que les Grecs appelait une archè. Or l’alpinisme semble nous rappeler que l’archè de notre vie, ce qui est en est le principe de mouvement et de création à la fois corporel et spirituel, c’est justement la négativité de la mort que notre vie consiste, non pas à la considérer comme un passage vers un autre monde (un arrière-monde, un au-delà éternel comme dans le platonisme et le christianisme), non pas à la penser comme indifférente (stoïcisme), non pas à l’annuler en une expérience infaisable (la mort n’est rien puisque, quand on vit, elle n’est pas là, et quand on est mort, nous ne sommes plus là, comme le dit Epicure (Epicure, 4ème siècle av JC, 130-131)), mais à la supporter, à l’éprouver et à la nier dans le processus même de la vitalité. Si « la peur du maître est le commencement de la sagesse » comme dit Hegel, la peur de la mort, ce « maître absolu » (Hegel, 1807, I, 166) auquel se confronte l’alpiniste et que la plupart des hommes de notre culture occidentale refoulent profondément, est le commencement d’une philosophie (philosophie corporelle si je puis dire) de l’existence.
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« Il y a des signes certains, écrit Nietzsche dans le « monologue du voyageur dans la montagne », que tu as avancé et que tu es arrivé plus haut : la vue est plus libre et plus riche autour de toi que tantôt, le souffle de la brise est sur toi plus frais, mais aussi plus doux (car tu as désappris la folie de confondre douceur et chaleur), ton allure s’est faite plus vive et plus ferme, ton courage à grandi en même temps que ta lucidité : – pour toutes ces raisons, ta route pourra maintenant être plus solitaire et en tout cas sera plus dangereuse que l’ancienne, mais pas autant à coup sûr que le croient ceux qui te regardent, voyageur, du fond de la vallée embrumée marcher sur la montagne. » (Nietzsche, 1878, II, 108-109).

C’est pourquoi celui qui fait de l’alpinisme connaît et effectue un peu mieux son authentique liberté. Dans un même mouvement théorique et pratique où s’unissent la conscience de soi et la conscience du monde, il sait et expérimente charnellement ses limites mais aussi leur incessant élargissement. Cet élargissement n’est pas tant un repoussement indéfini par delà des limites extérieures. Car ce repoussement s’identifie souvent à l’illusion et à la folie d’une passion sans direction, sans lucidité ni signification ; cette passion qui s’exprime souvent dans le sport contemporain et qui fait de nous, comme le disait déjà Platon dans la République quatre siècles avant notre ère, des « êtres d’enflure » soumis à une logique du débordement ou du trop-plein (pleonexia). Ce repoussement, au contraire, auquel nous convie l’alpinisme, est bien plutôt un approfondissement de ce qui clôt c’est-à-dire définit et circonscrit la condition humaine comme corporéité, comme finitude et comme mortalité. C’est cet approfondissement intérieur qui n’accède à aucun au-delà transcendant, c’est cette ouverture de la vie humaine à sa simple immanence que nous apprend l’alpinisme et l’ébauche de sa philosophie de la liberté que je viens de tenter : une intensification de l’existence et, en elle, une densification de notre séjour. Quand le corps fatigué de l’ascensionniste au souffle court se hisse sur les prises d’une paroi, sur les crampons d’acier ou sur la pointe du piolet fichés dans la glace, quand ce corps « saisi par la neige et courbé face au vent » est complètement plongé dans son effort, dans sa souffrance et dans l’unique attention pour sa sauvegarde et celle de son compagnon de cordée, « là, continue Erri De Luca dans son beau récit « Sur les traves de Nives », ce n’est plus la force ni la résistance qui sont nécessaires, mais une douce sérénité dans les nerfs, dans les doigts. » (De Luca, 2005, 24). C’est bien cette « douce sérénité », si difficilement et si dangereusement acquise dans une nature particulièrement violente et hostile, qui débarrasse notre vie du superflu, de l’apparence et de l’illusion. Ce superflu, cette apparence et cette illusion que la culture moderne exhausse souvent indûment au plan du nécessaire, de l’essence et de la vérité se trouvent alors un instant abolis. « La montagne nous découvre » (De Luca, id., 56) ; et le dénuement qu’elle opère par l’exercice du corps et de l’intelligence, nous fait accéder un peu mieux à nous-même.
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