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Citation de Charybde2


Au mois d’août 1937, mon ami Jef Scaniglia qui a dix-sept ans, deux de plus que moi, décide de fonder un journal et de l’appeler Au-devant de la vie. Un mois auparavant, dans le dessein inavoué d’approcher quelques filles en short, et lui, en particulier, dans l’espoir d’échapper un peu à la tendresse trop tutélaire d’un père à cheval sur les principes, nous avons adhéré d’enthousiasme au mouvement des Auberges de la jeunesse. Adhérer aux Auberges de la jeunesse en 1937, c’est comme proclamer qu’on fréquente assidûment les lupanars. Mais : le père de Jef est socialiste, mon père est communiste. Nous sommes deux enfants du Front populaire, le frente crapular, comme l’appelle avec conviction notre photographe local Léopold Duplan, lequel fait partie des Croix-de-Feu.
Puisqu’on est en train de secouer le panier, tant vaut-il qu’on en profite. L’Auberge de la jeunesse, à Manosque, c’est l’Hostellerie des Carmes, un bien beau nom qui recouvre un hôtel vétuste et mal considéré.
À force de ne pas avoir de clients, le tenancier, Auguste Reynès, et son épouse se sont résignés à arborer le panonceau des A.J. et à transformer leur établissement en dortoir et salle de jeux. Il faut dire, et nous ne nous le dissimulons guère, que ce père et cette mère aubergiste ont plutôt l’allure d’une mère maquerelle et d’un père maquereau que d’idéalistes prêts à risquer leur chemise sur la triomphante jeunesse. Néanmoins ils l’ont fait. Et l’auberge commence à voir passer des gars et des filles en short, munis de sacs à dos pourvus de fanions et chantant des chansons. C’est l’une de ces chansons qui donnera l’idée à mon ami Jef de fonder un journal et de l’appeler Au-devant de la vie. (…)
(…) Nous avons un imprimeur : Paul Drac, dont le fils René partage toutes nos aventures. Ce Paul Drac pendant vingt ans soutiendra la candidature malheureuse de tous les adversaires du député inamovible : Charles Baron. À chaque fois, en affiches diverses et tracts vengeurs, ils lui planteront un drapeau qui le fera mal aller, mais son tempérament juvénile l’entraînera toujours vers les causes perdues. Il est prêt à défendre la nôtre, de cause, et pourtant, l’an dernier encore, il se proclamait Croix-de-Feu.
Nous avons enrôlé, Jef a enrôlé, un grand garçon de dix-huit ans qu’il subjugue, pour être responsable du journal, car il faut avoir dix-huit ans pour être gérant de périodique. Pour les textes, nous nous sentons tous les deux d’en remplir dix pages et de susciter des vocations. Pour le fric, Paul Drac fera le tour des commerçants de Manosque et toute la quatrième page, par petites portions, ne sera qu’un hymne au commerce manosquin. Pour les lecteurs, nous avons recopié à son insu, chez notre ami commun Maurice Chevaly qui a notre âge mais ne partage pas, encore, nos convictions, le fichier de son journal littéraire La Muse, journal polycopié et qui compte bien quatre-vingts lecteurs. Nous sommes fin prêts. Notre journal sera jeune, dynamique, ouvert à tous, mais surtout, surtout, il sera pacifiste car nos pères vomissent l’armée, les armées, nous ont appris à haïr la guerre et nous sentons bien qu’elle va nous happer. Mais nous avons beau avoir dix-sept et quinze ans, le dérisoire et le peu d’avenir de notre entreprise ne nous échappent pas si elle est livrée à notre seule infimité, à la seule fragilité de notre voix inaudible. C’est alors que Jef me dit :
– Il faudrait qu’on aille demander un article à Giono ?
– Tu le connais Giono ?
– Non.
C’est faux. Giono nous le voyons tous les jours déambuler par Manosque, allant à la poste ou s’installant au café-glacier sur la terrasse pour contempler d’un œil inexpressif l’immensité de ce qu’il fomente. L’oeil bleu de Giono, principale caractéristique de son visage, est comme celui des menons cornus des grands troupeaux. Nous le savons déjà très bien pour l’avoir si souvent contemplé à la dérobée : vide, vacant, anodin, ne voyant volontairement personne mais voyant tout. Toute sa vie, Giono promènera par Manosque ce regard objectif mais qui trie ce qu’il veut du spectacle du monde. Un jour, il me citera cette phrase du peintre Paul Laurens qui le dessine tout entier : « Aujourd’hui je ne vois que les cravates. »
Depuis des années déjà, Giono défile devant la perspicacité enfantine de nos regards investigateurs. Je ne dis pas admiratifs. Nos pères le classent mal et s’en méfient pour cette raison ; la population manosquine, bourgeoise, ouvrière ou agricole, n’ouvre jamais un livre et se demande de quoi peut bien vivre cet homme depuis qu’il a quitté la banque.
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