L'espoir mourut, enterré avec les cadavres. Le deuil finit par faire partie de notre servitude.
- Certains disent qu'il ne s'agit pas véritablement de communisme.
- Peut-être, consentis-je d'une voix faible.
- Alors, laisse-moi te demander : crois-tu vraiment que si Marx, Lénine et Mao n'étaient pas nés, nous connaîtrions cet enfer ?
- Trop de réflexions obscurcit la sagesse, murmura-t-il en me caressant la main. Tu dois préserver la pureté de tes sentiments. Ne t'inquiète pas pour moi. La mort m'est une délivrance. Mais toi, tu dois t'en sortir. Joue l'ignorant, ne parle pas, ne te plains pas. Tu vivras , mon fils. Tu vivras pour fuir. Fuis, pour vivre.
J'avais depuis longtemps cessé de m'interroger sur les intentions de l'Angkar. L'Angkar ne changeait pas d'avis. Cela aurait impliqué qu'elle poursuivait un but précis. Alors qu'en fait, elle n'en avait aucun.
Ce contraste - joie dans les airs, désolation sur la terre - me déchirait. J'avais l'impression de traverser un cimetière, les bâtiments semblaient des tombes bordées de fleurs.
Nous avancions régulièrement, comme le sang s'échappant d'une blessure ouverte. Derrière nous, Phnom Penh se mourait.
En bavardant avec un officier républicain, je lui avais demandé, comme à beaucoup d'autres, pourquoi selon lui la chute [de Phnom Penh] avait été si rapide.
Oh, répondit-il, ce n'était pas uniquement par la faute des républicains. Les Américains avaient délibérément accéléré l'effondrement du pays.
[...]
Pourquoi les Américains trahiraient-ils volontairement leurs alliés ? A présent, en écoutant le général, les pièces commencèrent à s'assembler [...]. D'une façon ou d'une autre, les Américains couraient au désastre. Mais ils savaient que les Khmers rouges se composaient de deux factions : les radicaux pro-Chinois et les modérés de Sihanouk, apparemment courtisés par les Russes. A leurs yeux, mieux valait que les nouveaux dirigeants du pays fussent pro-Chinois que pro-Russes. Ils avaient donc tenté de faire échec au projet d'une coalition pro-Russe.
Dans mon esprit, toutes sorte d'émotions s'agitaient. Le soulagement de savoir ses souffrances terminées, la gratitude pour ce qu'il avait essayé de me transmettre - la force, le stoïcisme, la sagesse - et la tristesse écrasante de penser que je n'avais pas pu le revoir.
Je me rendis compte que mes larmes s'étaient taries. On eût dit que, en attendant la mort, javais permis à une partie de moi de mourir déjà.
Nous avons des soldats avec des fusils pour gagner la guerre mais pas assez de cadres et de techniciens pour bâtir la paix.