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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Prologue
Un jour, il y a bien longtemps, je me suis réveillé à même le bitume, sur ce pont désert où j’allais passer le reste de ma triste existence. Il faisait nuit noire. Remarquez, il fait toujours nuit ici, quelle que soit l’heure. Je suis plongé dans une obscurité perpétuelle que seul érafle le halo orangé et tremblant des lampadaires, tous les cinquante mètres. Le soleil semble avoir abandonné sa course puérile avec les ténèbres. Icare l’a sans doute embarqué dans sa chute, pour aller s’abîmer dans les flots mugissants qui m’entourent dans un grand plouf. Même les étoiles et la lune manquent à l’appel, comme si leur timidité naturelle avait finalement eu raison d’elles.
À première vue, rien ne distinguait vraiment cette créature d’acier et de béton armé d’autres ponts à haubans. Ses dimensions impressionnantes lui conféraient une certaine majesté, soit, mais ses éléments de structure étaient somme toute assez banals. Son tablier accueillait une autoroute à quatre voies parfaitement rectiligne. De gigantesques pylônes supportaient son poids grâce à de longs câbles obliques qui lui donnaient un côté toile d’araignée. Je me suis penché sur le garde-corps pour regarder en bas, mais n’ai vu que cette nappe de brume qui colle aux piles. À ma grande tristesse, ce brouillard gris et gras ne s’est jamais suffisamment dissipé pour me laisser entrevoir cette mer que le pont cherche à enjamber. Par gros temps, ce dernier se met néanmoins à onduler avec le ressac et à hululer dans la nuit sans étoiles. J’entre alors en communion avec la houle, en joignant mes gémissements aux siens.
J’étais totalement seul mais ne m’en inquiétais pas outre mesure. Je m’attendais encore à croiser le chemin d’un véhicule ou d’un piéton sous peu. Une âme charitable rirait de ma confusion, m’expliquerait où je me trouvais et m’offrirait un café brûlant pour me réchauffer. Je n’ai abandonné tout espoir de secours que bien plus tard. Mon isolement s’est peu à peu transformé en exil ; une forme de solitude en a remplacé une autre. Pour une raison que j’ignore, le pont n’a jamais été inauguré, ou a été laissé à son sort.
N’escomptez pas que je vous dise combien d’années se sont écoulées depuis mon arrivée. Je n’en ai pas la moindre idée. Au début, j’ai pourtant bien essayé de garder la notion du temps. Je consultais ma montre Casio toutes les cinq minutes mais elle s’est arrêtée au bout de quelques mois. Satanées piles chinoises ! Puis j’ai compté les jours. N’ayant aucune certitude que mon horloge biologique reste synchronisée avec une horloge atomique, j’ai dû me faire une raison, et laisser du temps au temps, de manière littérale. Parfois, j’ai l’impression que je suis ici depuis une dizaine d’années ; d’autres fois, depuis un siècle. Tout dépend de mon humeur. La vérité se situe sans doute entre les deux, si je me fie au vieillissement de mes mains. À mon réveil, j’étais encore un homme dans la force de l’âge, avec de belles paluches larges et vigoureuses. À présent, elles sont pareilles aux serres d’un rapace, avec leurs griffes longues et courbes, brisées par endroits. Je ne les examine plus que très rarement, car il n’y a rien de plus déprimant que les mains d’un vieux. Bien des années après que ma montre s’est arrêtée, je l’ai jetée par-dessus bord, dans un geste de colère, comme pour dire merde au temps qui passe, en traître, sans avertissement. Je ne l’ai pas entendue s’écraser dans l’eau comme je l’avais espéré. C’était un jour de mauvais temps. La mer l’a engloutie sans un bruit, comme le pont m’a moi-même englouti.
Après quelques tergiversations, je me suis mis à explorer cette foutue passerelle. Je me suis dirigé d’abord vers le sud, ou du moins la direction que je désignais comme telle. Faute de pouvoir m’orienter avec les astres, je m’en suis remis à l’arbitraire, sans résistance stérile. Le premier jour, j’ai trotté une quinzaine d’heures, à un rythme soutenu, ne m’arrêtant pour uriner qu’une ou deux fois, au travers du garde-fou pour ne pas poisser la chaussée immaculée. J’ai couvert une distance d’environ soixante-dix kilomètres, avant de m’effondrer. Quand j’ai rouvert les yeux, un cheeseburger, des frites et une bouteille de Coca-Cola étaient apparus comme par magie, soigneusement alignés à ma droite. Ce mauvais tour aurait dû me décontenancer, mais je crevais de faim. Quel festin ! Le steak haché était juteux à souhait, les petits pains moelleux, les frites croquantes et très salées, le Coca-Cola glacé. J’étais loin de me douter que je me nourrirais de fast-food pour le restant de mes jours – chaque maudite journée. Mes repas ne sont livrés que quand je suis inconscient.
Au bout de deux ou trois mois, je me suis rebellé contre ce régime alimentaire de redneck. J’ai entamé une grève de la faim, en refusant de dormir. J’ai tenu soixante-douze heures puis me suis écroulé, saoul de fatigue. À mon réveil, un cheeseburger m’attendait sur le macadam, rendu plus appétissant par le jeûne. J’ai mis mes principes de côté.
Le deuxième jour, j’ai parcouru dix-neuf kilomètres à peine, en clopinant. Mes pieds couverts d’ampoules m’ont fait atrocement souffrir. Le troisième jour, j’ai serré les dents pour couvrir une distance de soixante-quatre kilomètres. Le quatrième, rebelote. Je n’ai réellement compris la gravité de ma situation que ce soir-là, même si un pont déserté et une nuit sans fin auraient dû me mettre la puce à l’oreille bien auparavant, je le reconnais volontiers. Sur la base de mes calculs, j’avais déjà parcouru deux cent vingt kilomètres, soit une cinquantaine de plus que le viaduc Danyang-Kunshan, qui détient le record mondial. Entre parenthèses, rien n’indique que ce pont soit asiatique, africain, américain ou européen. Il est dépourvu de toute signalisation routière. Le béton et l’acier sont muets, et tous les ponts se ressemblent, où que l’on se trouve, n’est-ce pas ? N’importe, je pouvais être certain, au-delà de toute marge d’erreur, que l’ouvrage sur lequel je me trouvais n’appartenait pas au monde d’où je venais. Les ponts d’une telle dimension ne passent pas inaperçus, idiot ! Leur inauguration fait les gros titres. Le viaduc de Millau ou le pont de l’Øresund sont mondialement connus. Ne parlons même pas du Golden Gate ou du pont de Brooklyn. La race humaine est fière de ces passages vers l’au-delà, même s’ils sont presque tous moches.
Le lendemain, je me suis dit que j’étais mort et me suis donc demandé si je me trouvais en enfer ou au purgatoire. Vu qu’aucun démon ne m’avait encore avalé pour le plaisir de me chier dans la gueule d’un moine défroqué, la seconde option me parut plus probable. Mais qui sait ce que le diable nous réserve ? Lucifer avait peut-être conclu qu’errer éternellement dans les limbes était un châtiment suffisant pour mes péchés d’antan. Qui étais-je pour questionner le jugement d’un ange, même cornu ? Cela dit, je me rappelle avoir pensé que je ne méritais pas un tel traitement. À cette époque, j’en savais encore assez sur mon compte pour me considérer comme un honnête homme – pas un saint, mais un gars légèrement au-dessus de la moyenne. Je n’ai plus d’éléments à ma disposition afin d’étayer cette évaluation des bonnes mœurs, malheureusement. Malgré tout, je préfère faire confiance à l’homme que j’étais jadis. Pourquoi devrais-je douter de lui ? Je vous le concède, le purgatoire est supposé nous pousser à l’introspection et à en déduire, invariablement, que nous n’étions qu’une petite merde sur terre. Repentez-vous ! Repentez-vous ! Si c’est le cas, la tête pensante derrière tout ce cirque est un béotien. Comment faire acte de contrition pour mes outrages passés alors que je ne me souviens même pas de ce que j’ai fait ?
J’ai interrompu cette première expédition vers le sud après environ neuf cent soixante kilomètres de marche. Cette volte-face indiquait-elle une faiblesse de caractère? une forme d’inconstance? ou simplement du pragmatisme? Combien de kilomètres sommes-nous censés parcourir dans une direction avant de comprendre que nous n’allons pas dans le bon sens? J’ai rebroussé chemin et suis remonté vers le nord. Je ne sais pas exactement quand j’ai dépassé mon point de départ. Bêtement, j’avais négligé de marquer son emplacement avec un bout de tissu. Ici, chaque endroit est identique au précédent et au suivant. Le nord est en tout point semblable au sud. Le climat n’y est pas plus froid, ni plus humide. Quelques jours ou semaines de beau temps font place à des tempêtes ravageuses. Les jours calmes sont les jours heureux. Les jours tumultueux… Mes chaussures de sport, bien que neuves à mon arrivée, s’étaient déjà désintégrées. Je les avais laissées bien en évidence au milieu de la chaussée pour marquer l’endroit de ma régression en un animal qui marche pieds nus. Je ne les ai pas retrouvées quand je suis revenu plus tard sur mes pas. Un cyclone les a peut-être emportées, ou elles se sont envolées au paradis des chaussures, pour services rendus. Je me suis vite habitué à marcher pieds nus, quoi qu’il en soit, leur plante étant déjà couverte de cors épais. Si mes godasses me manquent encore de temps en temps, c’est parce qu’elles me rappellent un monde où les hommes savent faire autre chose que des ponts et des cheeseburgers.
J’ai mis fin à mon exploration septentrionale au bout de dix mille kilomètres. Cette fois, j’avais de bonnes raisons de tourner les talons. J’avais en effet découvert que chaque kilomètre patrouillé me faisait perdre un souvenir. Des bagatelles, tout d’abord – si triviales que je ne remarquais même pas leur disparition. À savoir, si j’avais aimé jouer au bridge, ou la gastronomie mexicaine. Petit à petit, cependant, je me suis mis à oublier des éléments plus significatifs de ma biographie – par exemple, le museau de mon premier chat, ou la couleur de l’aube. Le genre de choses qui ne nous manquent que lorsqu’on s’aperçoit qu’elles se sont évaporées ; un peu comme des diapositives de vacances que l’on ne projette jamais
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