INGE
Archive sonore, comité de gestion
Le 9 décembre 1985 à l'INGE
René Huyghe (1906-1997), Écrivain français, membre de lAcadémie française, et conservateur au département des peintures du Louvre
L'art est donc un de nos bien les plus précieux, un de ceux qui assurent la sauvegarde de notre goût, et peut-être de notre vie, par le développement de ce qui vaut la peine d'être homme.
C'est que, en dépit de la place prise par les intellectuels au premier plan de la scène contemporaine, nous ne sommes plus des hommes de pensée, des hommes dont la vie intérieure se nourrisse dans les textes. Les chocs sensoriels nous mènent et nous dominent ; la vie moderne nous assaille par les sens, par les yeux, par les oreilles. (...) Un prurit auditif et optique obsède, submerge nos contemporains. Il a entraîné le triomphe des images. (page 7)
Dès 1819, Lamennais, dans ses Mélanges religieux et philosophiques, jetait un cri d'alarme : "On ne lit plus, on n'a plus le temps. L'esprit est appelé à la fois de trop de côtés ; il faut lui parler vite où il passe. Mais il y a des choses qui ne peuvent être dites, ni comprises si vite, et ce sont les plus importants pour l'homme. Cette accélération de mouvement qui ne permet de rien enchaîner, de rien méditer, suffirait seule pour affaiblir et, à la longue, pour détruire entièrement la raison humaine". 1819 ! La phrase resta inaperçue. Elle s'éclaire maintenant d'un jour brutal...
Qu'aux époques analphabètes, la Société ait sollicité l'art de faire toucher aux yeux ce qui aurait dû être lu, que l'Eglise ait voulu faire de lui "la bible des pauvres", il n'y a eu là qu'une opportunité historique, un pis-aller.
...
Et d'ailleurs l'instinct des artistes savait bien dépasser la mission qui leur était assignée.
Fait divers terrorisant et sex-appeal sont devenus les deux ressorts de l'attention publique. Un seul mot couvre de sa clameur répétée le placard de publicité ou l'annonce de spectacles : Sensation ! Sensationnel ! L'anglicisme répond, en écho : Exciting ! C'est ce que Valéry appelait "la rhétorique du choc".
Et l'image, simplifiée, étalée, provocante, tonitruant de ses couleurs et de ses formes ramassées, devient l'instrument d'un racolage universel qu'attend l'avidité des regards et qui déclenche dans les centres nerveux les réflexes de convoitise, d'appétit.
toute forme née de la copie d'un objet réel, qu'il s'agisse d'un spectacle observé ou d'un dispositif technique imité, tend à se styliser, à obéir de plus en plus aux lois fondamentales de simplification et d'ordonnance, donc à rejoindre les formes abstraites de la figure géométrique. Mais, lorsqu'elle est parvenue à ce stade, où elle a perdu sa ressemblance avec l'objet initial, l'homme ne peut s'empêcher de lui faire "signifier" à nouveau quelque chose au gré des analogies qu'elle lui suggère.
Pourquoi écrire encore sur l’Art ?
Pourquoi même écrire sur l’Art ?
N’a-t-on pas déjà trop commenté, trop expliqué ce qui devrait simplement se regarder, ce qui est créé pour être regardé.
La vue n’a que faire des paroles et le tableau des théories…
Oui, si l’homme regardait, savait regarder avec ses yeux, et non avec ses habitudes, avec ses préventions et ses croyances.
Il ne voit que ce qu’il est accoutumé à voir, comme il n’écoute et n’entend que l’écho de ses pensées invétérées.
Tout lui est miroir pour retrouver non pas son vrai visage (le connaît-il ?), mais celui qu’il se suppose et qu’il souhaite.
Que dire de l’homme civilisé, trop intellectuel, dressé, depuis des générations, à tout percevoir par l’entremise des seules idées !
Nous sommes nourris, bourrés, de dogmes sur l’art, de définitions devenues convictions, tellement assimilées que nous les prenons pour des instincts, alors qu’elles se substituent à eux, et interposées, les empêchent de se faire jour.
Les coquilles mortes de nos nourritures abstraites ont élevé autour de nous, sans que nous y prêtions attention, une muraille de détritus qui nous cerne et nous enferme et que nous finissons par prendre pour un horizon.
(page 5)
Il est des villes flamandes, où au seuil du XVe siècle, les peintres étaient rangés dans la corporation des fabricants de glaces. A Bruges, la ghilde de Saint-Jean associait les miniaturistes aux calligraphes ; mais celle de Saint-Luc ne séparait pas les peintres des verriers-miroitiers. .... En Italie, Léonard explique "comment le miroir est le maître des peintres".
... si l'homme regardait, savait regarder avec ses yeux, et non avec ses habitudes, avec ses préventions et ses croyances.
... Que dire de l'homme civilisé, trop intellectuel, dressé, depuis des générations, à tout percevoir par l'entremise des seules idées ! Nous sommes nourris, bourrés de dogmes sur l'art, de définitions devenues convictions, tellement assimilées que nous les prenons pour des instincts, alors qu'elles se substituent à eux, et, interposées, les empêchent de se faire jour. Les coquilles mortes de nos nourritures abstraites ont élevé autour de nous, sans que nous y prêtions attention, une muraille de détritus qui nous cerne et nous enferme et que nous finissons par prendre pour un horizon.
Le réalisme, le perfectionnement du réalisme, fut le but avoué de la progression que s’assigna l’art d’Occident depuis le Moyen Age (surtout à partir du XIIIe siècle) et qui ne s’interrompit qu’au XXe siècle.
Nulle contestation possible ! En témoigne cette poursuite du trompe-l’œil, qui lui est propre.
Depuis les fausses mouches que les primitifs aimaient à poser sur leurs panneaux jusqu’au rideau feint que les Hollandais du XVIIe siècle affectaient d’avoir tiré de devant leur peinture ; depuis les personnages fictifs que Véronèse faisait sortir de la muraille, à la Villa Maser, jusqu’à cette confusion volontaire de ce qui est peint et de ce qui est sculpté, dont s’enivraient les décorateurs baroques de l’Europe centrale, il y a là une tentation innée des écoles d’Occident.
Il serait bien présomptueux de décréter qu’elle doit être exclue de l’Art.
(page 64)