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Citation de Charybde2


Jamais Eirik n’avait songé à quitter son poste. Le sémaphore était de ces virus opiniâtres et jaloux qui réclament toujours plus de sang et d’oxygène. Kjartan, son père, lui en avait inoculé la passion. Très tôt, Eirik avait appris de lui à reconnaître les vents, à localiser les courants, à déceler les dérives d’icebergs dans la nuit, à déterminer l’influence de la houle et des marées sur le déplacement des bancs de sable. Enfant, il fixait les repères sur la terrasse, les faisait coulisser de droite à gauche en suivant du regard les gestes de son père. Il hissait boules et drapeaux, tenait son propre journal de bord où il consignait le nom des bateaux qu’il avait héroïquement sauvés du péril de la passe. Mais ce n’est qu’à neuf ans, lorsque sa mère Hedda disparut, que le sémaphore s’imposa à lui comme une évidence. C’était un jour de tempête, la mer écumant jusque dans les terres battait à rompre la vitre du sémaphore. Pour rentrer plus rapidement de la sécherie, Hedda avait pris ce soir-là le sentier côtier. Kjartan et Eirik l’avaient attendue en vain toute la nuit. À l’aube, Kjartan avait refait le chemin, fouillé les criques et scruté les poches d’écume grise prisonnières des rochers ; nombre d’habitants s’étaient mobilisés, ratissant la côte sur des kilomètres, du port au cap Krigh. Mais jamais la mer ne rendit son corps. Si la vocation d’Eirik procédait jusqu’ici d’une inclination juvénile quelque peu naïve, faite d’imitation et de fascination pour un père lui-même soucieux de voir son fils prolonger son existence, elle prit tout son sens avec ce drame. Il savait dorénavant qu’il consacrerait sa vie à surveiller la mer, qu’il n’aurait de cesse de la traquer du regard, de la soumettre à ses mesures, que chaque bateau arraché à sa dévoration l’affamerait un peu plus, les vengeant son père et lui de cette précieuse vie qu’elle leur avait raflée. (« Le dernier homme », nouvelle n°6)
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