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Citation de Lutopie


… Innombrable l'image, et le mètre prodigue. Mais l'heure vient aussi de ramener le Chœur au circuit de la strophe.
Gratitude du Chœur au pas de l'Ode souveraine. Et la récitation reprise en l'honneur de la Mer.
Le Récitant fait face encore à l'étendue des Eaux. Il voit, immensément, la Mer aux mille fronces
Comme la tunique infiniment plissée du dieu aux mains des filles de sanctuaires,
Ou, sur les pentes d'herbe pauvre, aux mains des filles de pêcheurs, l'ample filet de mer de la communauté.
Et maille à maille se répète l'immense trame prosodique – la Mer elle-même, sur sa page, comme un récitatif sacré :

*

« … Mer de Baal, Mer de Mammon, Mer de tout âge et de tout nom ; ô Mer d'ailleurs et de toujours, ô Mer promesse du plus long jour, et Celle qui passe toute promesse, étant promesse d'Étrangère ; Mer innombrable du récit, ô Mer prolixité sans nom !

« En toi mouvante, nous mouvant, nous te disons Mer innommable : muable et meuble dans ses mues, immuable et même dans sa masse ; diversité dans le principe et parité de l'Être, véracité dans le mensonge et trahison dans le message ; toute présence et toute absence, toute patience et tout refus – absence, présence ; ordre et démence – licence !...
Ô Mer fulguration durable, face frappée du singulier éclat ! Miroir offert à l'Outre-songe et Mer ouverte à l'Outre-mer, comme la Cymbale impair au loin appariée ! Blessure ouverte au flanc terrestre pour l'intrusion sacrée, déchirement de notre nuit et resplendissement de l'autre – pierre du seuil lavée d'amour et lieu terrible de la désécration !

« (Imminence, ô péril ! Et l'embrasement au loin porté comme aux déserts de l'insoumission ; et la passion au loin portée comme aux épouses inappelées d'un autre lit... Contrée des Grands, heure des Grands – la pénultième, et puis l'ultime, et celle même que voici, infiniment durable sous l'éclair!)

« Ô multiple et contraire ! Ô Mer plénière de l'alliance et de la mésentente ! Toi la mesure et toi la démesure, toi la violence et toi la mansuétude ; la pureté dans l'impureté et dans l'obscénité – anarchique et légale, illicite et complice, démence !... et quelle et quelle, et quelle encore, imprévisible ?

« L'incorporelle et très-réelle, imprescriptible ; l'irrécusable et l'indéniable et l'inappropriable ; inhabitable, fréquentable ; immémoriale et mémorable – et quelle et quelle, et quelle encore, inqualifiable ? L'insaisissable et l'incessible, l'irréprochable irréprochable, et celle encore que voici : Mer innocence du Solstice, ô Mer comme le vin des Rois !...

« Ah ! Celle toujours qui nous fut là et qui toujours nous sera là, honorée de la rive et de sa révérence : conciliatrice et médiatrice, institutrice de nos lois – Mer du mécène et du mendiant, de l'émissaire et du marchand. Et Celle encore que l'on sait : assistée de nos greffes, assise entre nos prêtres et nos juges qui donnent leurs règles en distiques – et Celle encore qu'interrogent les fondateurs de ligues maritimes, les grands fédérateurs de peuples pacifiques et conducteurs de jeunes hommes vers leurs épouses d'autres rives,

« Celle-là même qui voient en songe les garnisaires aux frontières, et les sculpteurs d'insignes sur les bornes d'empire ; les entrepositaires de marchandises aux portes du désert et pourvoyeurs de numéraire en monnaie de coquille ; le régicide en fuite dans les sables et l'extradé qu'on reconduit sur les routes de neige ; et les gardiens d'esclaves dans les mines adossés à leurs dogues, les chevriers roulés dans leurs haillons de cuir et le bouvier porteur de sel parmi les bêtes orientées ; ceux qui s'en vont à la glandée parmi les chênes prophétiques, ceux-là qui vivent en forêt pour les travaux de boissellerie, et les chercheurs de bois coudé pour les construction d'étraves ; les grands aveugles à nos portes au temps venu des feuilles mortes, et les potiers qui peignent, dans les cours, les vagues en boucles noires sur l'argile des coupes, les assembleurs de voiles pour les temples et les tailleurs de toiles maritimes sous le rempart des villes, et vous aussi, derrière vos portes de bronze, commentateurs nocturnes des plus vieux textes de ce monde, et l'annaliste, sous sa lampe, prêtant l'oreille à la rumeur lointaine des peuples et de leurs langues immortelles, comme l'Aboyeur des morts au bord des fosses funéraires ; les voyageurs en pays haut nantis de lettres officielles, ceux qui cheminent en litière parmi la houle des moissons ou les forêts pavées de pierre du Roi dément ; et les porteurs de perle rouge dans la nuit, errant avec l'Octobre sur les grandes voies retentissantes de l'histoire des armes ; les capitaines à la chaîne parmi la foule du triomphe, les magistrats élus aux soirs d'émeute sur les bornes et les tribuns haussés sur les grandes place méridiennes ; l'amante au torse de l'amant comme à l'autel des naufragés, et le héros qu'enchaîne au loin le lit de magicienne, et l'étranger parmi nos roses qu'endort un bruit de mer dans le jardin d'abeille de l’hôtesse – et c'est midi – brise légère – le philosophe sommeille dans son vaisseau d'argile, le juge sur son entablement de pierre à figure de proue, et les pontifes sur leur siège en forme de nacelle... »

*

Indicible, ô promesse ! Vers toi la fièvre et le tourment !

Les peuples tirent sur leur chaînes à ton seul nom de mer, les bêtes tirent sur leur corde à ton seul goût d'herbages et de plantes amères, et l'homme appréhendé de mort s'enquiert encore sur son lit de la montée du flot, le cavalier perdu dans les guérets se tourne encore sur sa selle en quête de ton gîte, et dans le ciel aussi s'assemblent vers ton erre les nuées de filles de ton lit.

Allez et descellez la pierre close des fontaine, là où les sources vers la mer méditent la route de leur choix. Qu'on tranche aussi le lien, l'assise et le pivot ! Trop de rocs à l'arrêt, trop de grands arbres à l'entrave, ivres de gravitation, s'immobilisent encore à ton orient de mer, comme des bêtes que l'on trait.

Ou que la flamme elle-même, dévalant, dans une explosion croissante de fruits de bois, d'écailles, et d'escarres, mène à son fouet de flamme la harde folle des vivants ! Jusqu'à ton lieu d'asile, ô Mer, et tes autels d'airain sans marches ni balustres ! Serrant du même trait le Maître et la servante, le Riche et l’indigent, le Pince et tous ses hôtes avec les filles de l'intendant, et toute la faune aussi , familière ou sacrée, la hure et le pelage, la corne et le sabot, et l'étalon sauvage avec la biche au rameau d'or...

(Et du pénate ni du lare que nul ne songe à se charger ; ni de l'aïeul aveugle, fondateur de la caste. Derrière nous n'est point l’épouse de sel, mais devant nous l'outrance et la luxure. Et l'homme chassé, de pierre en pierre, jusqu'au dernier éperon de schiste ou de basalte, se penche sur la mer antique, et voit, dans un éclat de siècles ardoisés, l'immense vulve convulsive aux mille crêtes ruisselantes, comme l'entraille divine elle-même un instant mise à nu.)

*

… Vers toi l'Épouse universelle au sein de la congrégation des eaux, vers toi l'Épouse licencieuse dans l'abondance de ses sources et le haut flux de sa maturité, toute la terre elle-même ruisselante descend les gorges de l'amour : toute la terre antique, ta réponse, infiniment donnée – et de si loin longuement, et de si loin, si lente modulée – et nous-mêmes avec elle, à grand renfort de peuple et piétinement de foule, dans nos habits de fête et nos tissus légers, comme la récitation finale hors de la strophe et de l'épode, et de ce même pas de danse, ô foule ! Qui vers la mer puissante et large, et de mer ivre, mène la terre docile et grave, et terre ivre...

Affluence, ô faveur !... Et le navigateur sous voiles qui peine à l'entrée des détroits, s'approchant tour à tour de l'une et l'autre côte, voit sur le rives alternées les hommes et femmes de deux races, avec leurs bêtes tachetées, comme des rassemblements d'otages à la limite de la terre – ou bien les pâtres, à grands pas, qui marchent encore sur les pentes, à la façon d'acteurs antiques agitant leurs bâtons.

Et sur la mer prochaine vont les grandes serres de labour du resserrement des eaux. Et au delà s'ouvre la Mer étrangère, au sortir des détroits, qui n'est plus mer de tâcheron, mais seuil majeur du plus grand Orbe et seuil insigne du plus grand Âge, où le pilote est congédié – Mer ouverture du monde interdit, sur l'autre face de nos songes, ah ! Comme l'outrepas du songe, et le songe même qu'on n'osa !...
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