On s’est fait renvoyer du lycée pendant deux jours parce qu’on s’était embrassés dans le couloir, devant tout le monde. On ne faisait rien d’illégal, du moins pas techniquement. Le proviseur voulait sans doute éviter qu’on ne l’accuse d’encourager des relations entre « eux » et « nous ». Apparemment, c’est contraire au règlement de s’afficher en public, sauf qu’à ma connaissance personne ne s’était encore fait virer pour ça. Et puis, ce n’est pas tout. David a reçu la même sanction, mais moi, en plus, j’ai été convoquée avec mes deux parents. Le proviseur nous a fait la leçon pour bien nous rappeler que je devais rester à ma place, ne pas me faire remarquer et, surtout, me montrer reconnaissante d’avoir le privilège d’étudier dans son lycée.
Les bras de David… c’est la seule chose qui me paraisse réelle maintenant. C’est le seul endroit où je peux imaginer, l’espace d’un instant, qu’on vit encore dans l’Avant – comme avant. Je nous imagine organiser nos vacances d’été, David et moi. On pourrait jouer au tennis le matin, ou aller au cinéma. Je rêve que je vais terminer le lycée avec mes amis et entrer à l’université, comme tout le monde ; que David et moi allons nous échanger les sweat-shirts de nos facs respectives ; que les amours du lycée survivent aux années d’études. Plus que tout, j’essaie de croire que cette heure magique est le début de quelque chose, pas la fin.
On ne peut pas effacer qui on est, mais regardez ce qui est arrivé à Nabra, ou à ces étudiants musulmans à Chapel Hill, ou encore à ce New-Yorkais de soixante-dix ans qui a été tabassé presque à mort après que deux types lui ont demandé s’il était musulman. Et puis ces mosquées incendiées au Texas et à Seattle… vous vous en souvenez ? Vous vous souvenez de ces affiches qui ont surgi un peu partout à Chicago et à Detroit et qui proclamaient une « journée nationale pour punir tous les musulmans » ? Vous ne pensez pas qu’on devrait commencer à se protéger ? Regardez où on en est ! J’ai l’impression qu’on ne peut même plus respirer.
La poésie de mon père revient souvent sur le thème de la vérité qui se révèle dans les petits riens. Évidemment, qu’il est persuadé de ça. Quant à ma mère, sa pratique de la kinésithérapie est fondée sur une approche holistique de la santé et de la vie. Certes, mon père la traite souvent de feu follet, et elle n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds, mais son amour est aussi têtu qu’elle. Mensonges et manipulations ne font pas partie du vocabulaire de sa vie. Chacun à sa manière, ils tiennent absolument à voir ce qu’il y a de bon dans le monde et chez leur prochain.
Ce geste d’amour tout simple me tue. Un camp d’enfermement n’est pas un endroit pour les enfants ; ce n’est un endroit pour personne. Je croise le regard d’une fillette qui ne doit pas avoir plus de trois ans. Elle a de beaux yeux verts, mais ils sont marqués de gros cernes qui trahissent sa fatigue. Elle n’a pas dormi, elle non plus. Elle m’observe, et son visage en forme de cœur me paraît familier, me rappelle quelque chose. Je me creuse la cervelle.
Peut-être que leurs voisins sont musulmans ; peut-être qu’ils avaient des copains musulmans en cours. Peut-être qu’ils n’avaient jamais rencontré de musulmans en vrai avant d’arriver au camp et que, à force de nous regarder en face, dans les yeux, ils se sont rendu compte que nous sommes des êtres humains qui rient et qui pleurent, comme eux. Que nous sommes faits de chair et d’os, et que nous saignons.
Je repense à mon père, et à son sourire avant que je sorte. Il m’est complètement impossible de comprendre ce que ça doit faire, d’être un parent – de se savoir investi du devoir sacré de protéger son enfant, puis de se rendre compte qu’on n’y arrive pas et qu’on ne peut rien y changer.
Pour ceux d’entre nous qui sommes nés ici, les États-Unis sont l’unique patrie que nous ayons jamais connue. Les foules hystériques qu’on voit à la télé et qui nous crient de « rentrer chez nous » ne paraissent pas comprendre que c’est ici, chez nous.
Sauf que ça ne sert à rien de se lamenter sur l’injustice de la vie. La vie a toujours été injuste pour quelqu’un, quelque part. Il se trouve simplement que, là, c’est mon tour. p. 29
Le silence plane. Les gens sont trop choqués ou apeurés pour parler. Personne ne semble savoir où regarder – ses pieds, son voisin… Je remarque que certains se sont plaqué les mains sur la bouche ou sur le visage. Je me tourne vers mes parents en secouant la tête, les yeux brûlants de larmes. Les mots me manquent. À quoi me serviraient-ils face à une chose pareille ? Ma mère m’attire contre elle et serre ma main un peu plus fort.