Le regard persan, Sara Yalda
Le pavillon de chasse d’Abbas Shah doit son nom aux colonnes en bois qui ornent sa façade. Tchéhel-Sotoune : quarante colonnes. Pourtant, au premier coup d’œil, je réalise qu’il y en a moins. Je compte à voix haute : vingt. Les vingt autres, je les retrouve tremblantes dans l’eau verte du bassin. Et soudain, il m’apparaît clairement qu’une part du mystère de l’Iran se tient dans ces reflets mouvants. Darius me l’avait dit : « L’Iran est une terre de mirages : il ne faut jamais croire ce que l’on voit. » Pour le Persan, l’apparent n’est qu’une parcelle de la vérité. Il n’ignore pas que d’autres réalités se dérobent aux yeux.
« Est-ce parce qu'ils frôlent en permanence le danger ? Ils ont tous une épaisseur, une histoire, une folie ! La vie est tragique mais dense. On sent une énergie étonnante. Même si le plus souvent elle n'est pas canalisée et se perd dans une spirale de vide. La société civile est inexistante : pas de partis politiques ni de syndicats, peu d'associations, des structures d'accueil chancelantes. Mais il y a cet élan, indomptable, qui nous garde éveillés. » (p. 183)
Et c'est peut-être pour ça que je suis revenue: libérer les statues de sel du passé. Dans moins d'une minute, nous serons face à face. Je craignais de m'écrouler sous une émotion trop forte. Mais curieusement, je ressens une joie simple, légère, comme les jours heureux qui n'ont pas d'histoire.
Je ne vois que lui. Il est encore loin: un petit point flou à peine plus gros que la place que j'avais décidé de lui accorder dans ma vie. Depuis combien de temps attend-il sur le trottoir? Il savait bien qu'on l'appellerait de la voiture. Mais il ne s'est pas résolu à tourner en rond dans l'appartement. Je demande à ma soeur de ralentir, je ne veux pas que le point grossisse trop vite. Comment parcourir vingt-six ans sur cinq cent mètres?
L'Iran est le seul pays au monde où les chauffeurs de taxi citent les poètes du XIème siècle pour se plaindre des embouteillages.
A trop vouloir imiter la démarche des autres, j'avais perdu la mienne. Aujourd'hui, je sais que le passé ne passe pas.
« Elle retire des plis d'un châle posé sur ses genoux une longue tige en bois peint qu'elle visse à une sphère en porcelaine turquoise, de la taille d'une petite pêche.
- C'est un instrument de musique ?
Elle me sourit, étonnée.
- Tu ne reconnais pas la flûte enchantée ?
- Je peux souffler dedans ?
- D'habitude, on inspire. Mais attends, il te manque l'essentiel.
Elle déniche derrière quelques lourds volumes de la bibliothèque une boîte en cuir rouge qu'elle ouvre doucement sous mes yeux. Emballées dans du papier de soie, j'aperçois deux barres de Carambar.
- Qu'est-ce que c'est, à ton avis ?
Heureusement, elle n'attend pas ma réponse. » (p. 167)
Toute ma vie, j'ai cherché à me fuir: oublier mon enfance, mon pays, mon père. Je suis allée jusqu'à changer de prénom.
Comment les Iraniens peuvent-ils réciter par cœur Omar Khayyâm- dont toute l’œuvre est une invitation à l’ivresse, à l’amour et au plaisir - et suivre les dogmes d’un islam intransigeant ? Comment peuvent-ils s’accommoder de valeurs si opposées à leur nature profonde ? Le mariage des contraires ne semble pas les gêner. Ce ne sont que des apparences qui s’opposent et qui passent...