Avec Hélène Devynck, journaliste, autrice de impunité, Camille Kouchner, maîtresse de conférences en droit privé, autrice de la Familia grande, Axelle Jah Njiké, autrice et réalisatrice de podcasts, Hanane Ameqrane, militante féministe et lesbienne des quartiers populaires, et Sarah Abitbol, championne de patinage artistique, autrice de Un si long silence.
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Depuis, les médicaments et les souvenirs ne m’ont plus quittée. J’ai consulté des thérapeutes, des psychologues, des hypnotiseurs, des sophrologues… Lorsque des images ressurgissent, de moi et de ces gestes dégoûtants, j’essaie, comme on me l’a appris, de plaquer des images positives. Je visualise souvent un grand lac, avec un bateau au milieu. Je respire profondément, je m’allonge, je fais du yoga, je prends un bain, je mets de la musique. J’ai noté dans un grand cahier, à l’encre violette, des pages et des pages de conseils puisés dans Le moine qui vendit sa Ferrari, le livre de Robin S. Sharma : « Quand tu as une pensée négative, projette tout de suite une pensée opposée », « On peut faire des miracles avec un esprit fort et discipliné », « Ou bien tu contrôles ton esprit, ou bien c’est lui qui te contrôle »…
Ce que ces lettres désignent était trop inconcevable, trop répugnant, infiniment trop honteux pour être exprimé par la petite fille que j’étais encore. Je l’avais donc mis par écrit, de façon cachée et codée. Comme une protestation aussi dérisoire que vitale.
P pour « pelotée »
T pour « touchée »
S pour « sucée »
C pour « coucher »
Monsieur O., vous étiez mon entraîneur. Je venais d’avoir quinze ans. Et vous m’avez violée.
C’est comme les mots. Certains ont vrillé. Ils ont aujourd’hui encore une résonance insupportable. Vous m’avez dit « Je t’aime », monsieur O., quand vous avez abusé de moi. Sachez que je n’ai quasiment jamais pu dire « Je t’aime » à un homme, ni même à ma propre fille. À mes oreilles, ce mot est sale, insupportable. Alors je le contourne. Le dire en anglais, « I love you », c’est plus simple pour moi. Ce ne sont pas les mêmes sons, du coup ce n’est pas votre voix que j’entends quand je le prononce. En parlant de sons… Savez-vous que quand la radio diffuse « Everything I Do », de Bryan Adams, qui tournait en boucle à l’époque, je coupe ? C’est plus fort que moi. Ma fille Stella me demande chaque fois pourquoi. Je lui réponds que ça me rappelle de très mauvais souvenirs. Je n’ai pas encore eu le courage de lui expliquer lesquels, elle n’a que huit ans. Mais il va falloir que je le fasse, maintenant que j’écris ce livre.
Ce n’est pas facile de dire à quarante-quatre ans qu’on a été violée à quinze ans. Je n’ai d’ailleurs jamais prononcé ce mot, sauf une fois devant ma psy, quatorze ans après.
Monsieur O., vous étiez mon entraîneur. Je venais d'avoir quinze ans. Et vous m'avez violé.
Je devrais être heureuse, monsieur O., mais je n'y arrive pas. Je suis une handicapée de la vie, murée dans l'angoisse. Dans ma tête, je suis une proie.
Peut-être n'en avez-vous pas conscience, monsieur O., mais ce que vous avez imposé à mon corps m'a atteinte au plus profond, dans ma construction de femme. Notre société sous-estime encore trop, je crois, les conséquences d'une agression sexuelle : « C'était il y a longtemps » « il faut savoir passer à autre chose ». C'était en effet il y a trente ans. Mais le traumatisme reste gravé dans mon esprit et dans ma chair, au cœur de ce qui fonde la relation à l'autre et au monde.
C'est comme les mots. Certains ont vrillé. Ils ont aujourd'hui encore une résonance insupportable. Vous m'avez dit « Je t'aime », monsieur O., quand vous avez abusé de moi. Sachez que je n'ai quasiment jamais pu dire « Je t'aime » à un homme, ni même à ma propre fille. À mes oreilles, ce mot est sale, insupportable.
Aujourd'hui encore, j'ai beaucoup de mal. Je l'écris pour la première fois aujourd'hui. Je le regarde sur le papier. Il me répugne, il m'angoisse. Il occupe toute la page. Il dévore l'espace. Il va sauter aux yeux des lecteurs. Il va éclabousser mon image, bouleverser mon entourage, faire exploser l'omerta. Il me terrifie. Il me salit. Je voudrais l'effacer, ce mot « viol ». Et pourtant, c'est le mot juste. Vous m'avez violée.
Je n'ai jamais fait le moindre geste. Je n'étais qu'une planche inactive sur laquelle vous assouvissiez vos pulsions malades, le jouet passif et tétanisé de votre perversité.
« Elle pourra demander ce qu'elle veut, elle aura tout. » J'aurais tout ? C'est quoi, tout, quand on a perdu l'essentiel, c'est-à-dire la dignité et le respect de soi ? C'est refermer le couvercle en croyant que la boue va rester dedans, continuer sa petite carrière en faisant semblant, et vous laisser continuer la vôtre impunément ?
Vous connaissez cette sensation, lorsqu'un aliment vous a rendu malade, monsieur O. ? Votre corps s'en souvient et vos tripes aussi. Des années après, sa simple vue vous révulse. Voilà ce que votre seule présence provoque chez moi, monsieur O., la nausée.
Début janvier 2020, vous tenez encore le micro pour présenter le grand show de la troupe du club. J'espère que ce sera le dernier. Bientôt, grâce à ma parole et à celle des autres, ce sont les agresseurs qui devrons fuir, et non les victimes.
Il nous est d'autant plus difficile de parler, monsieur O., que nous avons en face de nous un véritable système. Plus j'avance dans mes recherches, plus j'en suis convaincue. Si vous avez tenu si longtemps, Monsieur O., c'est parce que tout, autour de vous, l'a permis. Beaucoup de gens ont intérêt à garder le silence. Le rompre, c'est casser des années de petits arrangements, c'est déséquilibrer tout un écosystème. Des politiques ont fermé les yeux. Des dirigeants vous ont maintenu en place. Des entraîneurs se sont tus pour ne pas risquer d'être virés ou pour protéger leurs propres turpitudes. Des femmes de coach ont mis un mouchoir sur les crimes de leurs conjoints. Des parents ont été aveuglés par leur volonté de voir leurs enfants réussir, des élèves eux-mêmes ont eu peur d'être discriminés s'ils parlaient. Chacun à son niveau, a nourri et continue de nourrir le crime.
Longtemps, mon témoignage a été inaudible. Il ne l'est plus. La petite fille qui est encore en moi ne veut plus se taire, monsieur O. Elle veut vivre en vérité. Dénoncer à visage découvert. Je ne le fais pas pour me venger, monsieur O., mais pour relever la tête et guérir, passer du statut de victime honteuse à celui d'exemple, pour aider les autres Sarah à parler, et pour protéger les Stella à venir. Ce livre sera la plus belle de mes victoires.
Notre société sous-estime encore trop, je crois, les conséquences d’une agression sexuelle. J’entends autour de moi : « C’était il y a longtemps », « Il faut savoir passer à autre chose ». C’était en effet il y a trente ans. Mais le traumatisme reste gravé dans mon esprit et dans ma chair, au cœur de ce qui fonde ma relation à l’autre et au monde.
Comme toutes les petites filles, j’ai rêvé du prince charmant. J’ai espéré le bonheur d’un premier amoureux. C’est important, dans la vie d’une femme, la découverte des corps avec quelqu’un que l’on aime. Vous me l’avez gâchée. Vous avez cassé quelque chose de fondamental en moi, je ne sais pas vraiment mettre un mot précis dessus. Je n’ai pas très envie d’exposer ici ma vie intime, ni celle de ceux qui la partagent, mais je vois bien que je dois le faire un peu, pour vous aider à comprendre. Par exemple, je ne supporte pas qu’on me touche le bout des seins. Vous vous souvenez que vous me les mordiez jusqu’au sang ? Eh bien, trente ans plus tard, les cicatrices sont toujours là, monsieur O., au sens propre comme au sens figuré.
Je devrais être heureuse, monsieur O., mais je n’y arrive pas. Je suis une handicapée de la vie, murée dans l’angoisse. Dans ma tête, je suis une proie. À quinze ans, j’ai dormi en dehors de chez moi, j’ai été vulnérable, et vous en avez profité. Aujourd’hui encore, dès que je sors de la maison, j’ai peur. J’ai horreur d’aller dans les lieux que je ne connais pas. L’inconnu est forcément synonyme de danger. Je ne peux pas voyager seule. Conduire une voiture sans quelqu’un à mes côtés m’a longtemps été impossible. Prendre l’avion est une torture.
J’ai peur des regards, monsieur O. Celui de mes proches, celui de mes fans, celui des lecteurs de ces lignes. Je sais que je suis une victime, et pourtant j’ai honte. Pourquoi ai-je autant honte ? J’ai beau me raisonner, j’ai honte. Vais-je tenir le coup face à tous ces regards qui, peut-être, me jugeront ? Votre monde risque de se serrer les coudes. Vous êtes puissant dans le monde du patinage. Vous avez des relations, du pouvoir. J’ai peur que vous puissiez encore me faire du mal.
« À quoi ça sert de parler du passé ? Pense à l’avenir », me supplie Stéphane, mon ex-partenaire de glace et ex-compagnon. Mais comment pourrais-je penser à l’avenir quand je sais que vous êtes resté pendant toutes ces années à la tête du club et de sa patinoire ? Que vous avez été, que vous êtes potentiellement dangereux pour d’autres jeunes filles ? Comment penser à l’avenir quand le passé me hante et que je n’arrive pas à vivre le présent ?
Notre société sous-estime encore trop, je crois, les conséquences d'une agression sexuelle. J'entends autour de moi: "C'était il y a longtemps", "Il faut passer à autre chose". C'était en effet il y a trente ans . Mais le traumatisme reste gravé dans mon esprit et dans ma chair, au cœur de ce qui fonde ma relation à l'autre et au monde .