The Ice Chorus, roman de Sarah Stonich
Lorsqu'il l'aperçut, étalée en travers du linoléum, ses jambes se dérobèrent sous lui. Il posa la main sur la table de la cuisine et s'y appuya de toutes ses forces, incliné comme s'il craignait de couler, de se noyer.
Il croyait s'être préparé.
Seigneur. Oh, Seigneur...
Elle était si vieille qu'il avait eu tout le temps d'imaginer sa mort. A plusieurs reprises. Mentalement, il avait même déjà organisé ses funérailles, sélectionnant les airs et les passages des Ecritures qu'elle préférait. Depuis de nombreux mois, n'importe quel jour aurait pu être le dernier pour elle. Mais elle continuait de fonctionner, comme une machine bien huilée. Au fur et à mesure que les années passaient, il avait fini par croire qu'elle ne relâcherait plus son étreinte, que la vie ne l'abandonnerait jamais.
Mais là, debout dans la cuisine, une sorte de raideur commençait à le gagner, paralysant ses membres et ses genoux.
- Tu as de la répartie quand tu es en colère. La plupart des femmes se contentent de bouder ou de crier comme des putois. Tu n'es pas trop gentille et tu n'es pas timide. Voyons, quoi d'autre ? Tu m'as dit un jour que mon crâne un peu dégarni était... comment donc... adorable, si je me souviens bien. Tu vois les choses comme elles sont, et non comme tu voudrais qu'elles soient. Et est-ce que je t'ai dit que tu étais à croquer dans cette robe ?
Elle lui donna une petite claque sur le bras. Victor prit une poignée de sable et la laissa s'écouler sur sa jambe.
- Une dernière chose... (Il lui saisit la main et la souleva pour lui montrer la direction des brisants.) Tu vois ces couleurs, là-bas ? Juste devant la crête des vagues, avec ces lignes bleues, vertes, grises qui se chevauchent ? C'est seulement lorsqu'un orage se prépare que l'eau du lac a ce genre de nuances. (Tendant la main, il caressa du doigt sa frêle arcade sourcilière.) Tes yeux sont identiques. Et tu ressembles à ce lac. Tu ne montres pas grand-chose de ce qui est en toi. Et pourtant c'est là, juste sous la surface.
Elles travaillaient côte à côte par ces jours de chaleur et le soir elles longeaient les lisières de la ville jusqu'à la berge de roseaux, marchant bras dessus bras dessous comme les femmes ne le font plus. Elles s'asseyaient là. C'était Cathryn qui parlait, pour l'essentiel, et ses phrases couvraient le murmure des vagues.
Des phrases, des histoires, des anecdotes - les confidences tragiques ou burlesques que les femmes ne se font qu'entre elles.
- Une femme a le devoir d'étonner un homme, au début du moins.
- Ce que je désire, dans la vie ? Ce n'est pas compliqué : des tulipes, des tulipes blanches. Ou à défaut des lys.
(...)
Délaissant l'endroit où la larme avait chu, les deux femmes portèrent leur regard dans la même direction, découvrant chacune un spectacle différent. L'une remarqua les ombres longues qui s'étendaient à la surface de l'eau, l'autre les îles qui s'égrenaient au loin comme des notes de musique.
[incipit]