AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Bibliographie de Serge Thomas Ruckebusch   (1)Voir plus

étiquettes

Citations et extraits (5) Ajouter une citation
Lille. Automne 1945. La région est libérée depuis un an, hormis la poche de Dunkerque où l’occupant allemand a résisté plusieurs mois aux assauts des troupes alliées, jusqu’à sa capitulation le 8 mai. La guerre, comme partout où elle passe, où elle s’attarde, a déversé chez nous, dans le Nord, son lot de malheurs et de privations. Dans les faubourgs de la ville, touchés par les bombardements, il reste encore des décombres que les autorités s’emploient à faire disparaître au plus vite ; dans le centre, plus épargné, on ne voit pratiquement plus de traces des combats qui s’y sont déroulés. Ces années grises ont rempli les mémoires de souvenirs amers mais l’heure est désormais à l’optimisme. Partout la population s’affaire à la reconstruction, à la reconquête de la vie.
On va vers la fin octobre. L’hiver précédent avait été très rigoureux, surtout après le premier de l’an, et plutôt chaotique, avec des périodes alternées de redoux puis de refroidissement soudain. Après des semaines de chaleur précoce et très inattendue, la neige avait même fait son retour au beau milieu du printemps pour tomber durant une bonne quinzaine de jours et tenir au sol un peu plus longtemps encore. L’été qui a suivi, très chaud et sec, s’était prolongé par une belle arrière-saison. Mais les jours ont commencé à raccourcir et les feuilles mortes traînent déjà sur les pavés.
A mi-chemin des boulevards Vauban et de la Liberté, dans une rue bordée des deux côtés par des rangées d’immeubles cossus, de pierre et de brique rouge, hauts de trois ou quatre étages, deux femmes marchent côte à côte, silencieuses, en pressant le pas. L’une, dans le milieu de sa quarantaine, de taille moyenne, assez robuste, les cheveux bruns, portés plutôt courts : c’est Berthe. Elle est d’origine bretonne mais vit à Faches-Thumesnil, la proche banlieue sud-est de Lille. L’autre, Yvonne, son arrière-petite-cousine, dans sa petite vingtaine, dans les 1m60, cheveux châtains, yeux marrons. Vers la fin septembre, elle avait débarqué toute seule du train qui l’amenait de Plouay, son bourg natal, dans le pays de Lorient, en Morbihan. Avec son petit bagage, elle s’était installée chez Berthe et son mari, Adrien Facqueur, pour quelques temps, le temps qu’il faudrait…
Yvonne était porteuse d’une mission délicate : arriver à terme de sa grossesse non désirée en toute discrétion, raison de son voyage en solitaire. Pour des histoires de conviction religieuse, ni pour elle ni pour les siens, il n’avait été envisageable à aucun moment de faire appel aux services d’une « faiseuse d’ange », comme on disait alors. C’eût été honteux. Il lui fallait porter sa croix jusqu’au bout en restant digne, en punition de son péché, en premier lieu celui d’avoir pris le risque de faire perdre à sa famille la bonne réputation qu’elle pensait mériter. On ne sait pas grand-chose de ce qui se passe avant qu’on naisse, et encore moins quand personne ne s’est trouvé à vous le raconter dans les détails, mais on peut supposer que, dans les mois précédents, l’expédition aura été préparée. En l’absence de téléphone dont seuls à l’époque quelques privilégiés disposaient à domicile, il a dû se produire un échange de courriers entre la Bretagne et Le Nord ; et peut-être qu’ensuite une délégation de la famille de Plouay – mais qui ? La mère ? Une des deux sœurs aînées ? Les deux ? Les trois ? – a dû se rendre chez Berthe pour discuter de tout ça, parlementer, chercher des solutions, des recours, des secours possibles, s’en remettre à Dieu ou à ses saints pour que tout se passe bien, c'est-à-dire dans le plus grand secret. Aussi, la jeune femme enceinte se retrouvait à devoir dissimuler son coupable ventre rond sous un large manteau, trop chaud peut-être pour la saison. A moins qu’elle n’ait été un certain temps tout simplement tenue recluse…
Commenter  J’apprécie          10
Celle qui m’avait mis au monde avait donc fini ses jours à l’hôpital de Lorient. Elle était dans sa cinquantième année, qu’elle venait d’entamer, quelques temps après notre première rencontre. Elle ne s’était donc pas trompée quand, lors de ma visite, elle m’avait fait comprendre qu’elle n’en avait plus pour longtemps. J’avais pensé que de sa part, même si elle se savait malade, c’était une façon de parler et qu’elle exagérait peut-être, mais, non, son horloge intérieure était réglée comme elle l’avait pressentie.
Le lundi matin, nous avons rejoint Plouay en voiture, suivis par le corbillard. Les obsèques se sont déroulées de la manière la plus simple qui soit. Au cimetière, transi par le froid dans mon petit costume trop léger pour la saison, je marchais en tête du cortège, la tête vide de pensées. Renée n’avait pas daignée se déplacer. Les personnes présentes se résumaient à moi, à Mado, à son mari et aux employés des pompes funèbres. Personne d’autre n’était venu. La défunte ne comptait pas d’amis dans le village. Elle s’en était exclue d’elle-même. Le cercueil était sans aucun ornement. Il n’y aurait eu ni fleurs ni couronnes si je n’en avais pas prévue une. Yvonne a rejoint sa mère dans le caveau familial des Thomas-Pompée. Un enterrement est toujours triste mais le sien reflétait parfaitement la désolation qu’avait été sa vie. Elle reposait enfin en paix.
Dans l’après-midi, je me suis retrouvé tout seul chez elle. C’était assez pénible. En regardant ses quelques pauvres affaires, parmi lesquelles j’ai retrouvé les photos de mes enfants envoyées à ma grand-mère et qu’elle lui avait transmises, je me suis rendu compte de l’austérité et de la solitude dans lesquelles elle vivait. Même si j’ai appris par la suite, bien des années plus tard, que, pour certaines personnes qu’elles avaient connues, elle paraissait une « bonne vivante », ce ne devait être qu’une attitude, une façade extérieure, un « paraître ». En vérité, elle était plutôt sujette à la dépression, voire à l’autodestruction. Toute sa vie, elle avait été soumise aux pressions de sa mère et de ses sœurs ; et toute sa vie aussi, elle s’en était voulu de s’être laissé dicter son avenir. Elle m’avait avoué souffrir de varices œsophagiennes. Son anamnèse, la remontée et la macération de ses souvenirs, ses regrets et ses remords l’auront rongée de l’intérieur. Quelle avait été sa faute la plus grave à ses yeux ? D’avoir eu une aventure de jeunesse aux conséquences réprouvées et qui l’avaient dépassée ou d’avoir accepté d’être privée de la chair de sa chair ? Qu’est-ce qui l’aura fait le plus souffrir au bout du compte ? Ce manque ou bien la culpabilité de ne pas avoir tout tenté pour garder son enfant et l’élever malgré l’opposition des siens ? Difficile de savoir, elle ne s’en est probablement ouverte à personne.
Commenter  J’apprécie          10
La petite heure passée dans le bureau du notaire était en fait le seul moment où nous nous sommes retrouvés tous les deux ensemble côte à côte mais, là encore, je ne devais pas être très à l’aise car ma mémoire n’a conservé que peu de souvenirs de ces instants. Ma mère m’a présenté au notaire comme étant son fils. Il a alors marmonné un peu hypocritement : « Je savais que… peut-être… vous aviez eu un enfant… J’en ai entendu parler mais je n’en avais pas la certitude… » Il est certain que dans les premiers temps, ma naissance avait dû être ignorée de tout le monde et que seule la proche famille était au courant du fait que je « pouvais exister ». Mais, en vérité, même si les Thomas-Pompée s’y étaient bien pris pour étouffer
l’histoire, le secret de mon existence avait fini par être éventé à travers le pays ; et, si ça se trouve, assez vite et depuis fort longtemps… Yvonne a signé et paraphé quelques documents présentés par le notaire qui m’officialisait comme son unique héritier. Elle m’avait reconnu une première fois à ma naissance, elle m’avait perdue de vue pendant un quart de siècle et voilà qu’après ce long silence, elle m’offrait à sa manière, tardivement, une seconde reconnaissance, juridique mais plus que symbolique. Ce qu’elle n’avait jamais pu faire pour moi, elle l’a fait ce jour-là chez le notaire. Elle avait voulu réparer. Elle a juste dit : « Je fais ce que je peux… »
En sortant de l’étude notariale, on est allés boire un verre. Je ne buvais pas d’alcool : j’ai pris un Vittel menthe. Ce n’était toujours pas l’endroit ni le moment de se faire des confidences. Il était trop tard pour créer du lien. Yvonne m’a ensuite offert quelques affaires personnelles, notamment des draps. « Je ne m’en sers pas, tu peux tout prendre… ». Elle ne possédait pas grand-chose mais elle avait commencé à se séparer du peu qu’elle avait. J’en ai rempli le coffre de la voiture.
Le moment de se dire au revoir est arrivé. Nous nous sommes enfin embrassés. J’ai sorti une phrase-bateau : « Si je peux, je reviendrais un de ces jours… » En nous regardant partir, elle était peut-être enfin rassurée sur mon sort : je n’étais plus un pauvre petit bébé abandonné. J’étais devenu un homme. J’avais l’air d’être heureux. Son malheur avait fait mon bonheur : elle avait eu raison de me laisser grandir auprès des Ruckebusch.
Commenter  J’apprécie          10
C’était mon Far West en quelque sorte. Une vaste étendue de grandes herbes avec ses fleurs sauvages, ses buissons et ses arbres, à deux foulées de la maison. Certains arbustes étaient couverts de lianes de houblon avec leurs grappes vert clair qui l’été remplissaient l’air de la senteur un peu amère de leur résine. Avec tous les gamins du voisinage, nous en explorions les recoins, on traquait le petit gibier, les rongeurs, les oiseaux, les insectes. On s’émerveillait des moindres trouvailles qu’on y faisait au détour d’un sentier, d’un bosquet, d’un taillis, sous des pierres ou dans des trous de terre. Un bout de bois ou une feuille aux formes étranges, un caillou poli par les eaux, un bouton perdu, les ombres et les silhouettes d’un vieux tronc, tout stimulait notre imagination. On courait, on rampait, on grimpait, on criait. C’était notre territoire, à la fois familier et mystérieux ; à nos yeux d’enfants, il paraissait immense et toujours inconnu, même en y revenant sans cesse. On y pensait même à la maison, quand on regardait par les fenêtres, on en rêvait même parfois la nuit, en se souvenant des péripéties de la veille ou des exploits qu’on y accomplirait le lendemain.
Chaque saison avait ses jeux. La neige revenait chaque hiver, plus ou moins épaisse, plus ou moins persistante. Maman m’emmitouflait : des moufles, un bonnet et un cache-nez ; parfois deux paires de chaussettes dans les bottines. C’était alors le temps des glissades, des bonhommes de neige et des batailles de boules. Les autres avaient le bout du nez et les joues rouges. Pour moi, avec ma couleur de peau, ça se voyait moins...
Commenter  J’apprécie          10
Serge Thomas Ruckebusch
Cet ouvrage est disponible via :
http://www.bookelis.com/autobiographies/11140-trois-meres-pour-un-seul-homme.html
Commenter  J’apprécie          10

Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Serge Thomas Ruckebusch (1)Voir plus

¤¤

{* *}