Quand quelqu’un vous choisit, c’est un putain d’honneur et vous avez intérêt à être prêt à vous mettre en quatre. On n’est pas souvent élu ici-bas. Tout le monde, même un clébard galeux, a des alternatives. Whisper est exactement du même gris que l’asphalte sous nos pieds et les nuages dans le ciel. Elle arpente la ville avec moi à toute heure du jour et de la nuit et voit ce que les autres nient. Bien que je n’aie pas de goût particulier pour les animaux, il existe entre nous une parenté incontestable. Sa plus grande vertu, c’est de me rappeler en permanence que je suis plus heureuse qu’au moins une créature sur cette terre. Tous les jours, elle me regarde de ses yeux affligés. Même quand elle pète, c’est un soupir à peine odorant, qui ne laisse derrière lui que de vagues effluves.
L’homme, en revanche, est frappé par mon visage. Ma peau n’est ni claire ni foncée, juste d’une teinte boueuse indéterminée. Pommettes hautes. Menton obstiné. Ce qui semble le captiver par-dessus tout, ce sont mes yeux. Ce n’est pas rare chez ceux qui prennent la peine de s’y arrêter. Si on les met de côté, je suis quelconque. Ils sont si noirs que la pupille et l’iris sont pratiquement indiscernables, ourlés de longs cils qui peuvent les faire paraître beaux jusqu’à ce qu’on les observe de plus près, alors on s’aperçoit qu’ils absorbent toute la lumière alentour et ne bougent pas d’un pouce. En regardant droit dedans, si jamais ça vous arrive, vous vous souviendrez soudain de rendez-vous à prendre et d’engagements que vous avez oublié de noter dans votre agenda.
Le désespoir rend certaines choses plus faciles à avaler. C’est dur de regarder en face une personne dans le besoin. Le désespoir m’a rendue dépendante pendant un temps et personne n’arrivait vraiment à me regarder dans les yeux. Quelque part, je les comprends, ces gens.
Le nom d’Everett Walsh m’est totalement inconnu. Pourtant, d’après lui, je pourrais savoir quelque chose à propos d’une jeune fille disparue. Il ne m’a pas dit quoi. J’envisage de ne pas aller au rendez-vous, seulement il avait l’air désespéré et s’il y a une chose qui m’attire plus que la persévérance, c’est bien le désespoir.
Même si une partie de mon job consiste à retrouver des gens, qu’est-ce que je pourrais bien savoir sur une gamine disparue qui justifie un appel à cette heure ?
Son désespoir est si brut et cru que j’en sens presque le goût sur ma langue.
La plupart des gens exposent des photos pour se souvenir des temps plus heureux, pour garder la tête hors de l’eau lorsqu’ils en ont besoin ; moi, je préfère conserver mes souvenirs enfermés dans un coin et être la seule à pouvoir les dépoussiérer et les feuilleter quand je n’y tiens plus. Ainsi, ils n’existent que pour moi. L’une des raisons de tout cela, c’est que Lorelei et moi n’avons pas grandi dans une maison ornée de photos heureuses et que, croyez-moi, il ne risquait pas d’y en avoir de nous en famille d’accueil.
Une adolescente joufflue à la peau dorée me renvoie mon regard scrutateur. Bien que les yeux sur le cliché soient plus plissés et plus enfoncés, ce sont indéniablement les miens.
Par rapport à certaines personnes, je vais bien. Par rapport à d’autres, je suis une ancienne alcoolique survivante, abstinente par intermittence depuis treize ans, chaste depuis aussi longtemps, qui ne possède rien, n’a aucun ami et passe ses nuits à arpenter la ville sans personne à aimer à part une chienne constamment en chaleur. Pour eux, je suis à deux doigts de me jeter du haut d’un pont.
Les gens mentent à tout propos, à tout moment. Même quand on leur pose des questions ciblées, ils mentent. Ce qui compte pour coincer un menteur, y compris le plus aguerri, c’est de formuler la bonne question. D’être précis. « Où est-ce que tu étais hier soir, chéri ? » est trop ouvert. Avec ça, un baratineur amateur peut tranquillement passer entre les mailles du filet pendant des années.
L’idée continue à me turlupiner, créant des scénarios épouvantables sur ce qui arrive aux jeunes filles qui ne rentrent pas chez elles. Je ne connais cette gamine ni de près ni de loin, pourtant je ne peux plus me mentir. Elle tient toujours une place dans ma conscience. Toutes ces années, je ne me suis jamais autorisée à réfléchir à l’ampleur de l’espace qu’elle y occupe réellement.
Elle se contrefiche d’être vue. Elle est superbe et habituée à ce qu’on la remarque. Elle conserve toutefois ses lunettes noires, parce que ça ajoute à son air de mystère et à son sex-appeal. C’est diablement efficace. Le quinqua, derrière le comptoir, la reluque tranquillement pendant qu’il lui sert son café. Il n’accorde pas un regard à son compagnon, sauf pour prendre son argent.