Quand tout le reste fait sens, quand on parvient à construire un édifice rationnel qui parait tenir la route,la nature humaine pousse rarement à vouloir le démolir, ou ne serait-ce qu’à en vérifier la solidité en tapant dessus. C’est confortable d’avoir l’impression de tout comprendre.De se focaliser sur les lumières plutôt que sur les ombres qui perdurent.
Les édifices les plus répandus ,au point d’avoir contaminé toute la station,sont les appartements-chalets,tout en bois , tous les mêmes,censés donner l’ambiance «montagne» et rappeler que,malgré la modernité,l’esprit de la région n’est pas perdu, alors qu’ils ne font que répondre qu’à un imaginaire complètement discordant et lointain - des Alpes,parfois,mais bien plus souvent du Canada ou de Scandinave.Voilà la mondialisation à l’œuvre,dissolvant les spécificités dans un gloubi-boulga d’appropriations culturelles d’essence toute hollywoodienne.
Décidément, se dit-il, trente ans est l'âge maudit où les poils commencent à pousser là où on ne les veut pas et où ils disparaissent là où on souhaiterait les garder.
Jean-Marc ne pourrait pas être mieux ailleurs que dans ces Landes. Il regrette de ne pas avoir réussi à transmettre le goût de ces terres à sa fille, et a toujours du mal à comprendre ce qui rebute Jennifer ici, lui qui est tant amoureux de ces bois immenses, sauvages, et de ces animaux qu'il y chasse. Il ne peux pas supporter la ville et le béton, il a trop besoin du contact charnel avec la nature, d'être en immersion dans un environnement indompté. Pour rien au monde il ne voudrait se mélanger aux autres, être collé à ses congénères, dans des appartements, à entendre des klaxons, des sirènes de pompiers, à voir défiler dans des centres commerciaux des foules de consommateurs accrochés à leurs caddies, autant de visages croisés et aussitôt oubliés. La densité de population l'effraie, elle lui paraît être le symptôme d'une maladie moderne, un signe de plus de la déconnexion de l'Homme d'avec ses racines. Le désintérêt des pouvoirs publics pour le département ne le chagrine pas plus que ça, contrairement à la majorité de ses collègues qui le ressentent comme un véritable abandon. Jean-Marc, lui, s'étonne de voir des semblables fuir la région, se dit qu'il est à contre-courant de son époque, mais il en éprouve presque de la fierté, et il en tire des bénéfices : après tout, si les gens désertent, il sera encore plus tranquille dans son paradis terrestre, comme si ces Landes n'appartenaient qu'à lui.
Et elle entend un rire qui éclate dans toute la forêt. Qui domine les cris d'animaux qu'on massacre, qui domine les bruits assourdissants des cascades d'eau en contrebas du pic de Rymare, qui domine le son des chutes de pierre qui se réverbèrent dans les gorges étranglées de l'Irouley, qui domine le grondement de l'usine, les vapeurs de ses productions toxiques. Elle entend le rire d'un homme qui va triompher, sans pitié, qui s'apprête à accélérer pour lui rouler dessus, laminer, fouler son corps, meurtrir sa chair. Mélanie se réveille en sursaut. L'horloge indique 3 h 14. Abdel est à ses côtés. Il dort profondément.
Il était impossible de deviner qu'il ne s'agissait que d'une suspension dans le temps, d'une éclaircie passagère. L'a posteriori l'indiquera. Et montrera la rupture. Le moment où les choses ont basculé de nouveau. Il permettra d'en identifier l'élément déclencheur : le rapport oral de l'autopsie fait par le médecin légiste au procureur, rapport qui va se diffuser - et se déformer, comme la plupart des contenus oraux - à la façon des flocons de neige qui tapissent soudainement une route de béton froide et nue.
Il a rêvé cette nuit. Il était dans un paysage tout à fait différent de celui des Landes. Il n'y avait pas ces arbres immenses, partout, qui circonscrivent les routes, les bourgs et les champs, il n'y avait pas ce vert qui tord vers le noir, dans ces forêts oppressantes, qui aspirent la lumière et avalent les fleurs, non, dans son rêve, il n'y avait que des plaines vastes, colorées et de petits chemins de terre passant au travers, qu'il parcourait à moto, cheveux au vent.
La femme était en sous-vêtements, ses vêtements entassés en boule non loin sur la rive, et on pouvait croire qu’elle avait décidé de faire trempette juste au moment où l’usine déversait une énorme quantité de merde dans ce qu’elle prend pour ses chiottes, la Lisette. Oui, on pouvait penser, à première vue, que la pauvre femme s’était baignée au mauvais endroit, au plus mauvais des moments.
Alors, elle a pensé ce cadavre comme une victime du système, un des dommages collatéraux de l’usine à fric globalisée, l’usine à pomper les ressources de la Terre jusqu’à la moelle, l’épuiser, l’essorer, pour transformer ces matières en billets, et recracher de la crasse pour finir de l’achever.
Sa copine n’était pas pour rien dans sa prise de conscience. Depuis leur rencontre récente, l’un et l’autre s’incitaient à prendre des positions plus radicales, à lutter contre leurs satanées tendances à la résignation. Pour une fois dans sa vie, on ne combattait pas sa réserve par une attitude virile, une injonction à faire le caïd – tout ce qu’Abdel avait toujours connu, depuis la crèche, le bac à sable, puis l’école, le collège et surtout les cages d’escalier, dans ses vingt premières années passées à la cité du Mirail à Toulouse. Que des mecs, partout, qui classent les comportements selon ce qui est homme et ce qui ne l’est pas, cette dernière catégorie étant affublée de qualificatifs allant de meuf, gonzesse, fiotte, tarlouze à tafiole.