[..] ouvre les yeux, je ne le répèterai pas ! hurle-t-elle alors que Liv, tétanisée, ferme les yeux de toutes ses forces. Liv obéit mais elle aurait préféré avoir les yeux bandés avant d’être exécutée. Voir la mort en face, ce n’est pas son truc, surtout lorsqu’elle est imminente.
La venue de Léone a fermé tout désir de maternité chez Liv. Tomber enceinte à quatorze ans, une grosse bêtise. Ne plus tomber, jamais.
On sort l’ardoise magique, on efface tout et on recommence. Mais il a suffi que Fidel se plaigne du tracas que lui cause la situation pour réveiller sa colère contre lui, recontacter ce dégoût pour son égoïsme qui lui a donné envie d’agir, lui fournissant ainsi le carburant pour l’affronter. Ce ne sera pas une scène de réconciliation. Pouce vers le bas : rupture ! — Je te retrouve bien dans cette façon que tu as de regarder ailleurs lorsqu’il y a un problème pour préserver ta petite tranquillité ! Il s’agit d’un meurtre, d’un MEURTRE, commis à côté de toi sans que tu bronches ! Ton associé, qui était aussi ton ami a été assassiné par sa femme, et toi, tout ce que trouves à faire c’est de boire du champagne avec elle ! Ses filles sont élevées par l’assassin de leur père ! C’est peut-être le pire dans cette histoire, ce secret innommable sur lequel elles se construisent.
Pour Liv, rompre, c’est muer. Elle garde les intemporels, ceux qui traversent le temps, et elle jette ceux qui ont été les témoins privilégiés de l’histoire qui vient de s’achever. Témoins devenus gênants, dépouilles de l’histoire morte. Cette paire d’escarpins par exemple, trop hauts, très « nana », achetée en pleine crise de séduction, elle se souvient dans quel état de désir elle était, les hormones en folie, production de sérotonine et d’endorphines à plein régime et elle, toutes voiles dehors. Son cerveau colonisé par l’obsession d’attirer son mâle, dédié à inventer des stratégies dignes d’une fleur en quête de pollinisation.
Lorsque Liv s’est approchée d’elle, Lucie a aussitôt levé les mains pour signifier qu’il faut respecter les gestes barrière, un geste aussi efficace qu’une décharge de deux-cent- vingt volts. Liv est parcourue d’un frisson lorsqu’elle croise le regard de Lucie, cette femme a quelque chose de glaçant, elle lui fait l’effet d’une androïde.Lucie ne cherche pas à faire semblant, elle ne marque d’intérêt pour personne. Vide de tout affect lorsqu’elle approche un de ses semblables. Liv ne peut s’empêcher de penser qu’elle a dû déployer des ruses d’insecte pour se reproduire.
Liv déteste les endroits encombrés, voir traîner des affaires un peu partout l’indispose, lui donne un sentiment d’envahissement de son espace. Titus qui semait le chaos sur son passage la rendait malade. Quitte à aller chercher dans le réservoir des prénoms antiques, son père aurait mieux fait de l’appeler Attila. Un rituel à chaque rupture. Certaines femmes pleurent pendant des jours et des mois, d’autres font de la boulimie, d’autres encore se jettent sur la première âme qui passe, elle, change de peau, donc de vêtements.
D’après elle, c’est un vrai coup de foudre amical. Elle prétend qu’elle n’a pu se confier à personne depuis dix ans, elle s’est sentie rayée de la carte, comme les enfants en surnombre en Chine, condamnés à porter un numéro en guise d’état civil, lorsque leur mère a pu les soustraire au massacre qui les guette à peine nés. En parlant de massacre, Tatiana lui a confié en pleurant qu’elle doit sa naissance à un avortement raté.
Ce geste de solidarité féminine lui fait chaud au cœur, cette manière de tout prendre sur elle pour tirer de l’embarras une femme qu’elle connaît à peine. La classe, cette Angélique. Lucie, quant à elle, feint de n’avoir rien entendu. Liv l’observe avec fascination liquider son avocat sans sourciller et racler la peau méticuleusement jusqu’à la dernière parcelle. Rien ne semble pouvoir déstabiliser cette femme, quel estomac !
Une folle envie de sous-titrer autrement, TRAHIR. De traduire à trahir, il n’y a qu’un pas. Sous l’image du type bramant « I love you » on pourrait lire t’es bonne et lorsque la mère dirait à son fils I’m proud of you - c’est fou le nombre de fois que cette réplique apparaît dans les dialogues américains - on lirait j’ai enfin l’impression d’amortir le coût exorbitant de tes putains d’études.
Liv a l’impression étrange d’être la seule à se soucier encore de la disparition de Luc, d’être sa seule amie par-delà la mort. Étrange, se dit Liv, un lien aussi fort avec quelqu’un que je n’ai jamais vu, mort depuis dix ans, comme s’il me suppliait de ne pas laisser tomber dans l’oubli le crime qui l’a privé du reste de sa vie. Oui, il m’appelle… sans aucun doute.