Thanh-Van TRAN-NHUT, invitée du Festival Rochefort Pacifique, présente son dernier roman KAWEKAWEAU
Le docteur Porc la dévisagea, imperturbable. Elle n'avait pas pris de rendez-vous et se permettait d'entrer sans frapper. Ce comportement cavalier était habituel chez les personnes âgées : elles avaient autant de respect que de cheveux noirs sur le crâne.
Ils s’installèrent, jambes croisées, face à l’ouverture de la grotte et regardèrent le déferlement des nuages sur la montagne. Les dragons tout à l’heure lovés s’étaient maintenant déployés en une armée céleste, corps contre corps, raclant leur ventre sur les pics dressés comme des dents féroces de quelque gigantesque bête tellurique. Leur peau zébrée de l’intérieur par des étincelles d’argent se déchirait, libérant un vent qui s’échappait en un râle de colère. Levant les yeux, le mandarin croyait apercevoir des écailles s’entrechoquant et se réajustant dans la lumière dansante d’un soleil moribond. Puis le sang des dragons éventrés se déversa en mille gouttes de pluie glacée qui virent éclabousser la face de la montagne, striant la roche en de longue traînées sombres.
- Apparemment tu es un vrai ermite, dit le mandarin, savourant l'alcool qui était loin d’être sordide.
- Disons que je me garde au mieux de retomber dans la vie telle que je la connaissais avant. Pour tout te dire, la frugalité me sied, car elle libère le corps de ses entraves matérielles au profit de l’esprit, qui doit quêter ailleurs sa nourriture substantielle.
- Ah, et en quoi consiste cette nourriture?
- Cela s’appelle la méditation, répondit l’ermite d’un ton grave. Connais-tu le bonheur de contempler avec mélancolie un pot de fleurs?
La tradition confucéenne ? Tu sais aussi bien que moi qu’elle veut que le monarque soit exemplaire dans ses idées et ses actions, afin d’instaurer l’harmonie dans le monde des hommes, sans laquelle il n’y a pas d’harmonie dans l’univers. Le microcosme étant indissociable du macrocosme, il n’est pas étonnant que les dérives actuelles - des seigneurs avides sapant l’autorité de l’Empereur, un évident laisser-aller des affaires publiques, un mépris total du petit peuple - contribuent à dérégler la marche du monde. Et que sont ces catastrophes naturelles sinon la conséquence de ce lien indissoluble entre notre vertu et la cohérence de notre univers?
La mer parcourue d’ondes profondes
Reflète l’ordre du monde
Et chaque homme est une lame
Qui y naît et y disparaît.
(page 7).
Personne ne devrait être tenu pour responsable des actions de ses parents.
Allons, ne te laisse pas abattre par la réalité, petit frère ! En prenant conscience du décalage entre la vie et l’idéal confucéen, n’es-tu pas déjà un peu plus près de la sagesse ?
Par l'ouverture, il ajouta une pincée de sel et de poivre, puis porta l’œuf à sa bouche. La consistance soyeuse du contenu qui coula dans sa gorge lui tira un grognement de satisfaction. C'était doux et croquant à la fois, il y avait de la chair et des os, des plumes et du suc. Une merveille.
J'ai l'impression qu'il regarde toujours par-dessus mon épaule, comme un écolier qui épie son voisin. Il va sûrement faire un rapport sur moi à son seigneur et maître, qui informera l'Empereur de mes méthodes.
Réveillés pour perdre aussitôt la face, le Général et ses deux Aides de Camp se tenaient recroquevillés, réduits à leur plus simple expression. Le conseiller grinça des dents. Il ne faudrait plus que ce genre de mésaventure se reproduise, sous peine de les traumatiser durablement.
(expression très imagée des « bijoux de famille » du conseiller).
Poussée par le vent comme une feuille de bambou desséchée, la nonne Contemplation Retenue avançait péniblement sur la route qui menait à Faifo. Les arbres ployés, plus torturés que mille âmes en peine, la suivaient de leurs plaintes presque humaines. Depuis l’aube, elle caracolait seule sur le chemin, sa robe soulevée parfois par des rafales violentes qui exposaient des mollets maigres de végétarienne. Sa tête rase, lisse comme les billes de son collier de prière, ne laissait que peu de prise au vent, mais sa progression était rendue difficile par les tourbillons de poussière qui naissaient par vagues avant de se dissoudre dans les nuées. Inquiète, elle huma l’air chargé d’humidité. Pourvu qu’elle parvienne au monastère avant la pluie ! Il ne ferait pas bon s’embourber en pleine forêt, si tôt le matin. Pour se donner du courage, Contemplation Retenue s’imagina arrivée à la pagode, accueillie par ses consœurs comme une voyageuse venue de loin. Et elle en avait couvert du chemin pour revenir au pays ! Le Cambodge, avec ses stûpas enchâssés dans la jungle luxuriante, n’était plus qu’un souvenir de pierre et d’émeraude noyé dans le rouge sang de la terre khmère. Maintenant, à soixante ans révolus, elle foulait de nouveau le sol de son pays, le Dai-Viêt qu’elle avait quitté quarante ans plus tôt, attirée par la restauration du site d’Angkor. C’était une entreprise monumentale qui avait suscité la curiosité de la communauté bouddhiste dans toute la région. Moines du Siam, bonzesses d’Arakan avaient convergé vers la cité religieuse enfouie que le roi du Cambodge entendait ressusciter. Arraché à la féroce étreinte végétale, un complexe de temples en grès sombre traversés de galeries aux bas-reliefs mythiques avait fini par surgir, se dévoilant dans sa splendeur passée. Des centaines d’immenses visages mangés d’une lèpre de lichen surplombaient une terrasse où une scène de chasse avait été gelée dans la pierre. Processions d’éléphants montés par des princes et des serviteurs coupant à travers l’épaisseur d’une jungle minérale ? Figures du bodhisattva Avalokitesvara souriant énigmatiquement devant une expédition d’un roi d’antan ? Contemplation Retenue soupira. C’était une aventure qui lui avait assurément beaucoup apporté au niveau spirituel, mais à présent, les os rompus et les orteils usés, elle n’aspirait plus qu’au repos.