Que ce soit avec l'approche que nous avons adoptée, ou une approche automatique, nous avons convergé vers le constat que les processus mis en oeuvre pour décider n'obéissent pas totalement aux principes de rationalité et sont soumis à une part d'aléatoire. L'approche connexionniste couplée à une dimension évolutionniste apporte une explication intrinsèque: nous ne sommes pas rationnels parce que les principes de rationalité émergent d'une structure qui n'a pas de finalité en soi. La stochasticité est une nécessité pour que le système soit capable d'effectuer des choix. Les processus d'apprentissage ont émergé à partir des substrats impliqués dans les comportements alimentaires pour améliorer les performances. Les registres comportementaux se sont ensuite développés parallèlement au développement du manteau du pallium et sa complexification en cortex. Finalement, la capacité à produire des représentations mentales a fini par apparaître et à fournir le substrat nécessaire pour la capacité à anticiper et donc à concevoir la rationalité.
Lorsqu'on aborde le problème de la rationalité, on peut l'organiser à la façon d'une gigantesque mise en abîme: le circuit limbique construit une représentation de l'environnement dans laquelle le circuit orbitofrontal projette l'individu et évalue les options à sa disposition et le circuit préfrontal décide de l'option à choisir. A tous les niveaux, ils sont soumis aux mêmes contraintes et aux mêmes limitations et sont notamment susceptibles, à cause des processus stochastiques en oeuvre de bifurquer vers des options moins "rationnelles": choisir la mauvaise représentation (mais non ce n'est pas moi dans le miroir) ou la mauvaise option (celle dont l'utilité est la plus faible). Il ne restera plus au sujet qu'à dire: je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête !
En abordant le problème de la rationalité sous une double perspective connexionniste et évolutionniste, elle met en évidence que notre cerveau n'est pas capable de produire un processus purement rationnel. Les mécanismes de sélection qui ont présidé à l'évolution du système nerveux central des vertébrés depuis la myxine jusqu'à l'homme n'ont pu gommer entièrement la part de hasard intrinsèque au processus de prise de décision. L'homo sapiens n'est donc pas programmé pour être un holmo logicus comme notre culture occidentale aimerait nous le faire croire. S'il en est ainsi c'est peut-être tout simplement parce que la logique pure n'est pas un avantage évolutif et qu'il y a plus d'intérêt à conserver une rationalité limitée qu'une rationalité absolue.
Lorsqu'un sujet prend une décision, il n'optimise généralement pas son choix. Pour les behaviouristes, l'explication est à chercher dans les comportements d'exploration: la pression évolutive a sélectionné des comportements qui anticipent d'éventuelles modifications des conditions environnementales. Le sujet (animal ou humain) échange ainsi un peu d'efficacité immédiate contre de l'information qui peut lui servir plus tard. Pour les économistes la réponse est plus complexe. Il s'agit d'une combinaison entre l'incapacité à appréhender la totalité des options du problème (la rationalité limitée) associée à des biais qui obscurcissent le jugement.
La base même de l'irrationalité apparente des comportements est intrinsèque aux propriétés du réseau de la décision [...] Les vertébrés ne se comportent pas de façon optimisée et unitaire tout simplement parce qu'ils n'en sont pas capables. Ils n'en sont pas capables car pour pouvoir choisir, ils ont besoin de l'association entre ces processus stochastiques et de bifurcation. Finalement la vraie surprise c'est que la notion de rationalité ait émergé du cerveau des plus évolués parmi les primates. Pourquoi l'homme a-t-il inventé ce concept et comment arrive-t-il à l'utiliser ?
Pour décider, point n'est nécessairement besoin d'un cortex. ce qu'apporte réellement celui-ci, c'est une plus grande diversité dans le champ d'application de la décision, pas forcément une amélioration de l'organe de décision lui-même. Cette diversité peut s'exprimer de plusieurs façons: par une augmentation du nombre d'options disponibles, un découpage séquentiel des réponses possibles, qui offrent ainsi un arbre décisionnel qui démultiplie d'autant plus ces options, voire des nouveaux champs d'application de la décision.
Le développement du registre des comportements résulte du détournement de processus archaïques appliqués à de nouveaux champs comportementaux: exploration, interactions sociales, stockage de nourriture, etc. Cependant les limites de ces mécanismes demeurent les mêmes et seront à considérer [...] quand nous examinerons les causes des limites de la rationalité.
Nous savons désormais que les processus qui permettent de construire les représentations mentales et de faire émerger l'individualisation reposent sur des processus similaires à ceux qui permettent de décider.
Au XXe siècle le choix et l'engagement, son avatar idéologique, ont remplacé le destin ou la foi en tant que principe moteur.