Et enfin il a appris aussi peu à peu, sinon à se bien connaître lui-même, tout au moins à prendre conscience de ce pour quoi il n'était pas fait. Et il n'était pas fait pour écrire toute sa vie des romans naturalistes. A force de vivre avec les gens, on finit par s'apercevoir qu'on ne leur ressemble pas. D'autre part, ses insuccès répétés, — ses heureux insuccès, — allaient achever d'éclairer sur sa méprise l'auteur de Palmyre Veulard. Une fois, deux fois, on peut bien accuser son éditeur d'un échec; sept fois de suite, c'est difficile, et quand on a un peu de bon sens, mieux vaut s'en prendre à soi même qu'à son libraire ou au public. Rod était modeste, et il ne manquait pas de bon sens; il devait vaguement sentir d'ailleurs qu'il y avait en lui quelque chose de différent des autres, une personnalité, peut-être encore embryonnaire, mais qu'il s'agissait de dégager et de développer. Cette personnalité, il ne serait peut-être pas impossible, en cherchant bien, dans ses premiers romans, d'en entrevoir les premiers linéaments. Il semble qu'elle ait assez vivement frappé Maupassant, qui disait de son jeune confrère : " Grandi parmi les protestants, il excelle à peindre leurs mœurs froides, leur sécheresse, leurs croyances étriquées, leurs allures prêcheuses. Comme Ferdinand Fabre racontant Ies prêtres de campagne, il semble se faire une spécialité de ces dissidents catholiques, et la vision si nette, si humaine, si précise, qu'il en donne dans son dernier livre, Côte àCôte révèle un romancier nouveau, dune nature bien personnelle, d'un talent fouilleur et profond ".
Edouard Rod. II
L'un des biographes les mieux avertis et les plus pénétrants d'Edouard Rod, M. Paul Seippel, observe que, dans le canton de Vaud. la Réforme n'a jamais été un fruit naturel du sol, mais une importation bernoise, imposée par la politique et maintenu par la force, et il attribue à cette longue habitude historique le peu de goût qu'a toujours manifesté l'écrivain pour les minorités religieuses dissidentes, pour les hérétiques, quels qu'il fussent. — un Père Hyacinthe, même un Lamennais, — et sa sympathie pour toutes les religions d'autorité, en particulier pour le catholicisme. On pourrait tout aussi bien expliquer ces tendances par de vieilles hérédités catholiques que l'action toute matérielle, et subie plutôt qu'acceptée, d'une Réforme étrangère n'aurait pu complètement abolir. Ouoi qu'il en soit, et sans qu'il y ait eu, semble-t-il, dans son cas, de crise bien douloureuse , quelques lectures philosophiques aidant, l'esprit de son père finit par l'emporter en lui sur les croyances maternelles.
Edouard Rod. I
Ce n'était certes pas encore un écrivain de bien grand avenir que le « pauvre petit Vaudois » qui, à vingt et un ans, un matin de septembre 1878, débarquait à Paris de l'express de Bâle, avec la ferme intention de « se vouer à la carrière des Lettres ». Mais s'il était fort ignorant d'une foule de choses, notamment de la littérature française contemporaine, il était laborieux, plein d'une grande bonne volonté et d'un ardent désir d'apprendre. Il avait une personnalité déjà intéressante, complexe, où l'inquiète sensibilité maternelle s'unissait à la souple intelligence, au robuste sens pratique hérité de son père; sa candeur et sa timidité ne l'empêchaient pas d'utiliser ses expériences, de saisir au vol les occasions favorables. (...)
Il avait enfin un commencement de culture cosmopolite, et, par-dessus tout, une passion pour les Lettres véritablement touchante dans sa naïveté même. Avec tout cela, et un peu de chance, on pouvait réussir : il réussit.
Edouard Rod. I
A Bonn, à Berlin, il suivait des cours universitaires, s'ouvrait à la pensée et à la vie allemandes, amassait entre temps des impressions de nature et d'art. Les minuties de l'érudition germanique le rebutaient ; mais il lisait avec ravissemment les poètes. les lyriques, Heine surtout; il découvrait Schopenhauer qui n'eut pas de peine à le convertir au pessimisme, et cela bien avant qu'on ne parlât sérieusement du philosophe en France. Enfin et surtout, il s'enivrait de Wagner. On ne saurait, je crois, s' exagérer, — et M. Seippel l'a très bien vu, — l'influence exercée par cette prodigieuse musique sur la sensibilité, sur l'intelligence et sur l'œuvre d'Edouard Rod.
Edouard Rod. I
Il disait lui-même qu'il n'aurait su calculer le nombre d'heures de profonde jouissance qu'il devait à Wagner. Ce fut une révélation, une véritable initiation religieuse. A cet art complet qui nous prend par les sens comme par le cœur, par la pensée comme par le rêve, qui s'adresse à l'homme total, et qui semble littéralement " remplir nos besoins ", comme eût dit Pascal, il se livra tout entier, et pour ne plus se reprendre. Il a été hanté toute sa vie, — et plus d'un de ses romans en porte la trace, — par le rêve d'art de l'auteur de Parsifal. Sa conception de l'amour, — du douloureux, tragique et adorable amour, — lui vient en droite ligne du drame wagnérien.
Edouard Rod. I
" Je pense à Dieu, Je soir "
Le Dieu auquel il pensait alors n'était assurément pas le Dieu des darbystes. Tout jeune, il avait été conduit aux bizarres réunions de la secte, et ce « gavage pieux », trop contraire aux dispositions très humaines, aimables, conciliantes de sa propre nature, ne lui avait laissé que d'importuns souvenirs. Les darbystes, dans ses romans suisses, n'ont jamais le beau rôle, et ils en ont parfois un odieux. Peu s'en fallut même qu'il n'enveloppai, au moins par moments, — voyez Côte à Côte, — dans son antipathie pour le darbysme, le protestantisme lui-même.
Edouard Rod. I
Tel était, à vingt-cinq ans, au témoignage de Guy de Maupassant le romancier du Sens de la Vie. S'il avait, physiquement, un peu changé au cours des années, il avait gardé jusqu'au bout sur toute sa personne cet air de tristesse morne qui frappait si vivement l'auteur de Pierre et Jean, et qu'on retrouve d'ailleurs dans presque tous ses livres. Edouard Rod était un triste : il l'était par nature, avant de l'être par réflexion et par expérience, et, comme il arrive toujours en pareil cas, l'expérience et la réflexion n'allaient pas s'aviser d'infliger un démenti à la nature.
Edouard Rod. I
De son passage à travers le christianisme, il garda, avec la haine de tout sectarisme et de tout pharisaïsme, un respect profond pour les choses de l'âme et de la conscience, un grand besoin et un souci constant de sincérité intérieure et de moralité, une vive intelligence et une curiosité émue, presque attendrie, des manifestations de la vie religieuse, enfin un tour d'esprit volontiers idéaliste ou mystique qui, dégagé de toute préoccupation dogmatique, en toutes choses, dépassait la région des apparences, et s'efforçait d'en saisir l'intime et mystérieuse réalité.
Edouard Rod. I
En même temps, la vocation littéraire naissait. Dès quatorze ans, il écrivait des vers, d'assez pauvres vers, à ce qu'il semble; mais si l'on songe qu'Edouard Rod a composé des vers toute sa vie, il est intéressant de saisir là, à sa source, cette veine de poésie, et de lyrisme même, qui s'est épanchée plus d'une fois dans les romans de l'auteur du Silence :
Ou bien, fixant mes yeux sur l'étendue immense,
Regardant la forêt, le lac bleu, le ciel noir,
Où, tout en souriant, la pâle lune avance,
Je pense à Dieu, Je soir
Edouard Rod. I
Au protestantisme proprement dit, il devait, ce semble, un certain individualisme de pensée et de sentiment, une extrême inquiétude intellectuelle et morale, le besoin de ne s'arrêter nulle part, d'essayer toutes les solutions et tous les systèmes, de pousser ses idées jusqu'à leurs dernières conséquences, pour tout dire, un certain goût de l'aventure dialectique, et même du paradoxe, et, enfin, par-dessus tout cela, un sérieux profond, une gravité d'esprit et d'âme qui perçait jusque sous la grâce et dans l'abandon du sourire.
Edouard Rod. I