- Il y a pourtant quelque chose que tu laisses inachevé...
_ Ah ! Tu vas encore me trouver une bonne raison de me remettre à la peinture !
- Oui, mais différente ! Tu as magnifié le corps masculin au travail et tu ne l'as jamais peint nu. Alors que tu l'as fait pour une femme ! Je regrette que ta création n'ait pas cette audace.
je vis son œil malicieux s'allumer tout à coup, j'en fus ravi.
- Mais comment faire pour représenter nu un homme dans son quotidien ?
- Le baigneur est un motif convenu, mais à réinventer.
Nos regards se croisèrent. Certains d'avoir la même idée.
- Homme sortant du bain ! Pas mal ! Mais qui sera le modèle ?
- Eh bien, toi ! Ne t'inquiètes pas, je ferai en sorte qu'on ne reconnaisse pas le visage ! Mais ton corps, moi, je le reconnaîtrai ! Qu'en dis-tu ?
La trouvaille m'excitait, et je m'aperçus qu'elle l'excitait encore davantage.
J'endossai donc également le rôle de l'amateur éclairé qui veut acheter une toile, rôle qui me rattrapa et devint réel car l'envie d'acquérir et de contempler à loisir la vision de Gustave sur le monde s'était progressivement imposée. Je finis par opter pour une scène de canotage achevée il y a peu : deux rameurs dans un même canot étaient montrés en plein effort ; à l'instar des raboteurs, leurs corps se tirait vers l'avant, les mains cramponnées à la barre de bois qui résistait à l'eau. Le cadrage très serré, trop pouvait-on penser au premier abord, plaçait le spectateur dans la barque, dans une intimité contrainte avec les sportifs amateurs.
Nous passâmes par la plage, et mon regard s'arrêta sur un marin d'une rare beauté. Il était torse nu et exhibait une musculature dont il jouait, d'une séduction brute, toute naturelle. Je croisai les yeux de Gustave qui se délectait du même spectacle. Nous aimions cette complicité qui nous faisait identiques, et différents des autres.
Poser pour Gustave était un peu m'offrir à lui. On devait s'en remettre tant à l'homme qu'à l'artiste, et jouir du regard perçant qui vous saisissait, vous caressait et vous pénétrait, pour vous transcrire de son crayon sur le papier, puis de son pinceau sur la toile. Poser nu était d'autant plus troublant.
Les mois suivants furent douloureusement employés à me confirmer que Charlotte n'était pas une lubie passagère, mais qu'elle était installée dans la vie de Gustave de façon définitive.
Je retrouvai mon Gustave, mais avec quelque chose de nouveau, de plus vif. Le bord de mer avivait sa vigueur et ses embruns m'éclaboussaient.