Xavier-Marie Garcette

Malgré la guerre, malgré la débâcle, malgré l'occupation, malgré les angoisses et les privations, l'été quarante demeure donc pour Francis une sorte de parenthèse enchantée, un bain de pureté enfantine et de beauté bucolique, qui va le porter jusqu'à la fin de l'année.

Raymond n'a ni éducation ni instruction : s'il doit écrire un mot il commet trois fautes par ligne et il regarde un piano avecle même air perplexe que Francis aurait en soulevant le capot du taxi de son ami. Mais il est gentil, tendre d'un dévouement sans borne. Après la liaison orageuse que Francis a connu avec Chantelaire, celui-ci découvre les bienfaits d'une relation simple et tranquille comme il en rêvait, si tant est que la simplicité et la tranquilité fassent partie de l'univers Poulincquien. Raymond se laisse faire, il est d'humeur égale, il l'apaise.

La Grande Guerre, tu n'en auras eu qu'un aperçu lointain : tu as été mobilisé en janvier 1918, le jour de tes dix-neuf ans, et tu fus affecté comme chauffeur à l'arrière des combats. Une bonne fée a peut-être veillé sur toi, car ta grande sensibilité aurait-elle supporté l'horreur des tranchées ?
La bonne fée a également su t'introduire encore adolescent au cœur du Tout-Paris artistique et mondain. Ton aisance bourgeoise, ton éducation raffinée , ta curiosité insatiable et ton goût de la nouveauté t'ont fait entrer de plain-pied dans cet univers qui t'a adopté au premier jour.

Pour l'anecdote, Poulenc (dans Les animaux modèles), facétieux et patriote, glissera dans le morceau intitulé Les deux coqs (le clin d'œil patriotique s'impose) une phrase musicale de « Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine ». Heureusement pour lui, lors de la représentation à l'Opéra, dans une salle remplie d'officiers allemands, personne ne relèvera...

Si je n'avais pas peur d'employer de grands mots, je dirais que je me suis retrouvé au cœur d'une crise existentielle. Quoi, toutes ces morts dans la fleur de l'âge qui ponctuent mon existence, quel sens cela a-t-il ? Ne sommes-nous rien d'autre que des feuilles qui s'envolent l'automne, et que le vent emporte sans laisser de trace ?

Certains compositeurs puisent dans leur souffrance même la source de leur inspiration, mais ce n'est pas le cas de Poulenc. Les Noailles lui ont passé commande de la musique de ballet Aubade, celle-là même qui devra être produite en juin pour leur bal des matières. Mais en février, il ne parvient plus à avancer une partition déjà bien engagée pourtant. Son impuissance devient une source supplémentaire d'angoisse. Mais comment écrire une musique gracieuse et enjouée comme il en a le secret lorsqu'on se sent à ce point abbatu ?

La suggestion qu'il a faite n'est sûrement pas à prendre à la légère, et Francis a grande hâte de pouvoir se replonger dans le texte. Car une chose est d'avoir un bon scénario, une autre est de trouver une prosodie qu'il sache épouser : il l'a suffisament expérimenté en mettant en musique de poèmes.. Il a toujours su se couler facilement dans la langue d'un Appolinaire ou d'un Éluard, pour d'autres ce fut plus ardu, voire impossible. Se pourrait-il qu'il parvienne à trouver le rythme et la ligne mélodique propres Bernanos ?

Hier encore tandis que ke plaquait sur le piano quelques accords pour une esquisse de sonate, c’est la petite Delphine qui sans vergogne, du haut de ses quatre ans, est venue m’interrompre. Elle est jolie comme un cœur, et ses boucles châtains entourant son visage poupin et rieur me font toujours penser à l’actrice Shirley Temple. Elle a grimpé sur mon tabouret, un livre à la main, et m’a déclaré : »Oh ! Oncle Francis, ce que vous jouez est tellement ennuyeux ! Pourquoi ne jouez-vous pas ceci ? »
Elle a posé son livre sur mon piano : c’était L’histoire de Babar le petit éléphant. Qu’à cela ne tienne, je me suis piqué au jeu. Je lui ai d’abord lu le livre en entier, puis comme elle réclamait un bis, il m’est venu l’idée de changer de registre, et sur chaque page du livre que je feuilletais avec elle, je me suis amusé à improviser une mélodie en lien avec ce que racontait Brunhoff.

Certains critiques semblent ne pas admettre que Poulenc, qui depuis 1936 compose des œuvres religieuses admirables, et vient ainsi renouveler de façon marquante le répertoire de la musique chorale, ait pu se laisser aller à composer cette musique pourtant charmante mais qui sent un peu le voyou justement, avec quelques clins d'œil à des thèmes populaires ou jazzy dans le troisième mouvement.

Poulenc déteste les tendances qui commencent à poindre : atonalité, dodécaphonisme, musique sérielle, rien de tout cela ne trouvera jamais grâce à ses yeux. Il est et demeurera jusqu'à la fin de sa vie un mélodiste.