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Citation de otarcie


LE JOURNAL DU DIMANCHE du 28 Aout 2022

Par Yasmina Khadra, romancier
« Les Vertueux », Mialet-Barrault, 544 pages, 21 euros (en librairies depuis le 24 aout)


TÉMOIGNAGE L’écrivain algérien raconte ce qu’il a vu et entendu dans son pays ces derniers mois avant qu’Emmanuel Macron n’y revienne en visite officielle

J’ai passé cinq mois en Algérie, cette année. Tout au long de l’hiver, je me suis ennuyé comme un témoin de Jéhovah dans une rave party. Aucun événement culturel à l’horizon, sévèrement flouté par les incertitudes et les préoccupations quotidiennes. Dans les cafés, on n’arrêtait pas de se plaindre et de s’indigner. L’inflation dépasse l’entendement, les pénuries donnent le tournis, l’insécurité dans certains quartiers impose le couvrefeu citoyen dès la tombée de la nuit.
Et pourtant, paradoxalement, animé par on ne sait quelle foi, le peuple continue de rôdailler autour de ses rares repères, refusant de céder aux vicissitudes dans une patrie où il a le sentiment d’évoluer en territoire ennemi, livré à lui-même et à la boulimie d’une corruption galopante que ni l’emprisonnement des anciens tsars de la République ni la menace qui pèse encore sur la mafia politicofinancière ne semblent en mesure de freiner. C’était pénible à vivre.
J’ai donc quitté l’Algérie, chagriné et révolté en même temps, mais pour y retourner en juin avec l’intention de faire quelque chose. Avec mon éditeur algérois, nous avons arrêté le programme d’une petite tournée à Oran, Alger et Tizi Ouzou. L’été, en Algérie, réconcilierait le feu et la glace. Au diable les aigreurs et les déconvenues. L’été, Oran grouille de monde et ne dort plus. Toute l’Algérie y débarque. Les plages sont prises d’assaut, les hôtels sont pleins à craquer, les restaurants sont bondés et les nuits fauves se découvrent du talent. J’en ai profité pour aller à la rencontre de mon lectorat. Et quelles rencontres !
« Je n’ai jamais vu l’enceinte aussi pleine », m’a confié le directeur du Théâtre régional d’Oran. À Alger, presque un millier de personnes avaient fait le déplacement. Quant à Tizi Ouzou, c’était l’apothéose. Du jamais-vu pour un événement littéraire. Il y avait surtout énormément de lycéens et d’étudiants dont beaucoup rêvaient de devenir, non pas chefs d’entreprise ou ministres, mais écrivains ! C’était bouleversant. Je pensais avoir apporté un peu de joie dans les cœurs…
Je n’ai pas tardé à déchanter. Ma tournée a fait jaillir toutes les frustrations d’une élite en mal de visibilité. Islamistes, arabisants, séparatistes, anti-Français, intellectuels arabophones, tous déchaînés contre « le plumitif mégalomane », « l’écrivaillon plagiaire », « le bougnoule de service », « le harki », me reprochant d’écrire dans la langue du général
Bugeaud, grand bourreau de nos tribus. Il y avait une haine telle que, par endroits, cela frisait l’appel au meurtre. J’avais l’habitude de ce genre de réaction, mais rarement à un degré pareil. C’est dire combien le mal est profond en Algérie, ce que soixante années d’exclusion, de chosification, d’intox et de mensonges, de népotisme et de médiocrité, d’abus et d’encanaillement ont fait d’un peuple qui avait cru dans les discours officiels avec dévotion et qui paie très cher aujourd’hui d’avoir été d’une candeur angélique.
Mais, détrompez-vous, il ne s’agit que d’une minorité aigrie qui tente de maintenir le pays dans le désarroi. Si certains louent l’« abolition » de la langue française en Algérie, il n’y a pas d’animosité anti-Français. J’ai reçu quelques Français, cet été, et dans tous les cafés où je les ai invités, pas une fois je n’ai eu à payer l’addition — des clients anonymes s’en chargeaient en signe de bienvenue.
De tous les étrangers, les Français sont les mieux accueillis par le peuple qui se fiche éperdument de ce qu’on lui raconte sur les réseaux sociaux. En fait, nous sommes viscéralement xénophiles. Les jeunes étaient même ravis de les croiser sur leur chemin. Ils attendaient beaucoup de la visite de Macron, en dépit d’un doute grandissant, tant les promesses des précédentes visites présidentielles sont restées lettre morte.
S’il arrive à l’Algérie de bouder la France, c’est à cause de ses maladresses. La France, jusqu’à présent, n’a pas joué franc jeu. Elle défend, certes, ses intérêts – ce qui est légitime –, mais sans s’investir entièrement. Elle exige beaucoup et donne le moins possible, ce qui n’aide pas à consolider un partenariat efficace et durable. Les Algériens sont fatigués de tout, de leurs gouvernants et d’eux-mêmes. Ils veulent que les choses soient claires une fois pour toutes. Macron aura-t-il convaincu, cette fois ? Nous espérons tous que le pragmatisme l’emporte sur l’émotion, que notre destinée commune guérisse notre mémoire blessée et que les lendemains soient assainis afin que les prochaines générations puissent s’épanouir dans la quiétude et la prospérité. Rien n’empêche le vœu pieux de croire en des jours meilleurs…
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