Yvette Roudy

J'aimerais, cela est vrai, qu'il n'y ait pas, le 8 mars 1982, de Journée internationale des femmes. Cela signifierait qu'il n'y a plus de discrimination et donc plus de luttes, plus de revendications, parce que les comportements sont devenus égalitaires et que tous les citoyens peuvent exercer la plénitude de leurs droits, sans distinction de race, de couleur ni de sexe, comme l'affirme la Déclaration universelle des droite de l'homme du 10 décembre 1948. C'est encore un rêve.

Les féministes ont ceci en commun qu'elles découvrent le machisme grossier de certains hommes. Je me souviens ainsi de l'affaire Mauriac qui, lorsqu'il a rencontré Sartre pour la première fois, lui avait dit de Simone de Beauvoir : "Je connais tout de votre femme."

Il reste encore beaucoup à faire, et peut-être les femmes, d'aujourd'hui et de demain, devront-elles le faire autrement.
Les inciter à réfléchir à cet "autrement" est sans doute le but des pages qui vont suivre.

La chance, il faut savoir la saisir quand elle se présente. S'en saisir avec humilité. Une des plus merveilleuses choses de la vie est cette possibilité infinie de se transformer, d'avancer dans la connaissance du monde. Un jour, je me souviens, j'ai dit à Colette (Audry) : "J'ai eu la chance de te rencontrer." Elle m'a répondu : "Oui, mais tout le monde n'écoute pas comme toi." Il se peut que j'ai su l'écouter.

J'étais convaincue, je le suis encore, que l'histoire du féminisme doit être apprise par toutes et tous. La connaissance de ces combats-là est une des voies nécessaires de l'émancipation.

Avoir quatre-vingt-dix ans aujourd'hui est une forme de luxe. Égoïstement, je sais que mon âge me permettra d'éviter les crises les plus difficiles que l'humanité s'apprête à affronter.

Pour autant, nos premiers opposants, nous les rencontrions au sein même de notre camp. Les hommes de gauche avaient pour la plupart été formés par les mouvements ouvriers qui considéraient le féminisme comme un avatar réservé à la bourgeoisie. Les féministes socialistes ont d'ailleurs été balayées par l'histoire, malgré la critique du patriarcat telle qu'elle avait été formulée par Engels, un des pères du socialisme.
Nous, les femmes politiques de gauche, n'étions pas regardées avec plus de considération, au contraire. La misogynie héritée de Proudhon infestait nos rangs, je le constatais autour de moi. Comme dans les maisons de commerce où les secrétaires restaient les maîtresses des patrons, nos militantes étaient moins reconnues par leurs pairs pour leur pensée ou leurs actions politiques que pour leur corps.

Ma mère et ma grand-mère n'ont jamais pu voter. Elles sont mortes avant d'en avoir le droit, sans avoir jamais connu la citoyenneté à part entière, le travail libre - ma mère ne prenait un emploi que lorsque mon père l'y autorisait. Elles ne possédaient aucun bien propre et n'eurent pas le temps de savoir ce que "disposer de son propre corps" signifie.

Le féminisme n'est pas une bataille annexe. Il ne constitue pas un positionnement politique opportun, un outil de communication médiatique, un devoir d'opinion.
Non, il se situe au coeur de tout et, en cela, il est une nécessité absolue: rien ne justifie que la moitié de la population souffre et se soumette. Rien ne l'a jamais justifié.

Au P.S.où continue de régner un machisme effrayant, impossible de trouver une seule femme leader de courant. Les hommes lui interdiraient d'exister.