Élisabeth Roudinesco

Au coeur de la cité orléanaise, depuis le règne des premiers Capétiens, les secrets de fabrication étaient si bine gardé que même les experts de la fin du XIXè siècle croyaient encore à la légende noire d'un vinaigre confectionné à l'aide d'excréments humains. C'est ainsi que le très sérieux Domachy racontait que des entrepreneurs avaient imaginé de transformer des pièces de vins en lieux d'aisance où des ouvriers recevraient l'ordre d'aller se soulager. En quelques jours le liquide était converti en vinaigre exquis, qui ne gardait pas la moindre trace de la substance ayant servi à la fermentation.
De père en fils, les buffetiers, les sauciers, les maîtres vinaigriers, les moutardiers avaient tout fait pour contester cette rumeur : elle discréditait une tradition artisanale qui remontait à la nuit des temps. Et, pour relever le défi, la grande confrérie invoquait les glorieux ancêtres d'une époque héroïque. Elle se souvenait qu'Hannibal avait ouvert la route des Alpes à ses éléphants grâce à de fortes coulées du précieux liquide répandues sur la neige, ou encore que le Christ s'était désaltéré au Golgotha en posant ses lèvres sur une éponge imbibée que lui tendait un soldat ivre. Aussi ancien que le vignoble, le vinaigre était le vin des pauvres, des mendiants et des légionnaires.