Éric Baccard

Assis à ma gauche, dans le box des accusés, ou plus exactement au dernier rang du secteur de la salle d’audience réservé à la Défense, Slobodan Milosevic me regarde et, en serbo-croate, s’adresse à moi par le truchement de l’interprète :
« En ce qui concerne le témoin que vous avez mentionné, est-ce que vous, en tant qu’expert et au vu de vos références, qui sont les plus impressionnantes et montrent que vous êtes un expert particulièrement éminent en médecine légale, considérez-vous que cette personne, ce médecin qui a témoigné dans cette affaire a pu tirer des conclusions pertinentes, ayant passé deux heures à examiner quarante corps ? »
La voix du traducteur français résonne dans mes écouteurs tandis que je dévisage l’ex-Président de la République fédérale de Yougoslavie, situé à quelques mètres de moi. L’homme est massif, presque monolithique, sanglé dans un costume sombre, chemise bleu clair et cravate à rayures bleues, rouges et blanches. Le visage est carré, la mâchoire forte, le menton volontaire avec un léger prognathisme, les lèvres fines et serrées, les traits discrètement empâtés, les sourcils en permanence froncés. Ses cheveux gris dessinent une couronne autour de son front dégarni.
Entendant l’appréciation élogieuse formulée par Milosevic à mon égard, je prends progressivement conscience que l’homme politique sait aussi se montrer habile manipulateur, comme le laisserait croire la petite lueur ironique entrevue à cet instant dans son regard.
Je suis à la Haye, nous sommes le mercredi 22 mai 2002, et c’est le deuxième jour de mon témoignage dans le procès qui oppose l’ancien dirigeant serbe au Procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, plus communément connu sous l’acronyme TPIY.
Depuis le début de la matinée, se défendant seul, sans avocats, Slobodan Milosevic procède patiemment à mon contre-interrogatoire. Je suis l’expert du Procureur et donc l’ennemi à abattre.

[...] Eric Baccard se souvient très bien de ce jour de novembre 2006 quand le procureur de la cour pénale internationale pour lequel il travaillait depuis deux ans lui a tendu la lettre du greffier de la cour internationale de justice, gardienne des archives du procès de Nuremberg, dans laquelle il lui demandait d’examiner l’état de conservation des scellés en matière humaine présentés lors du procès. Du savon réalisé à partir de graisse humaine mais également des peaux tannées sur lesquelles « des moisissures commençaient à apparaitre ».
Le médecin confie : « Cette mission était très importante pour moi. Nuremberg marque la date de naissance de la justice pénale internationale. C’était un véritable pèlerinage mémoriel. Moi qui avais basculé dans la médecine légale humanitaire, qui faisait face aux plus hauts responsables d’atrocités, j’avais Nuremberg comme référence. C’est à Nuremberg que le mot génocide a été utilisé pour la première fois. » [...]

Par Benoît BOUY – Le Dauphiné Libéré - 28 oct. 2022

[…] Les détails de ces missions et leur contexte, le médecin grenoblois les a épargnés à sa famille laissée parfois pour de longs mois. « Jai justement écrit ce livre parce que je me devais de donner enfin à mes enfants les détails de ce que j’ai fait pendant 20 ans sans pouvoir leur en parler pour ne pas les inquiéter. Je me devais de leur dire ce que j’avais fait précisément », confie le désormais retraité. Lui dont la fille, alors enfant, racontait à l’école que le père était « un chirurgien des morts ». avec le temps, Eric Baccard a affiné la définition de son métier : « Le médecin légiste, c’est celui qui permet à une personne de témoigner après sa mort » […]

Par Benoît BOUY – Le Dauphiné Libéré - 28 oct. 2022

Le médecin isérois qui faisait témoigner les morts

Ancien médecin généraliste et légiste, l’Isérois Éric Baccard publie Nécropoles, un ouvrage dans lequel il revient sur sa riche carrière, terminée à la cour pénale internationale. Des règlements de comptes grenoblois des années 90 aux charniers du Kosovo ou de Centrafrique en passant par la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc et l’affaire Flactif, le praticien étale 40 ans de médecine légale sur 400 pages […]

Par Benoît BOUY – Le Dauphiné Libéré - 28 oct. 2022