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Critique de Woland


Bury Me Deep
Traduction : Jean Esch

ISBN : 9782702434857

Ainsi qu'elle l'indique à la fin de cette oeuvre de fiction, Megan Abbott s'est inspirée, pour l'imaginer, de l'affaire Winnie Ruth Judd qui, au début des années trente, fit pas mal de bruit aux Etats-Unis, d'autant que la culpabilité de Mrs Judd resta toujours plus ou moins sujette à caution. Certes, l'on peut croire qu'elle dissimula sa connaissance des assassinats commis mais qu'elle ne participa pas à ceux-ci. Au pire, dans l'un des cas, elle aurait agi en état de légitime défense tandis que, dans le second, c'est son amant, Jack Halloran, qui aurait tué. Sous divers prétextes - lui prédisant entre autres que personne ne croirait son histoire et qu'elle serait tout de suite arrêtée - il aurait fait d'elle le "dindon de la farce" en la persuadant de déposer à la consigne d'une gare deux malles contenant les restes démembrés de ses deux amies, Agnes Anne LeRoi (Louise, dans le roman) et Hedvig Samuelson (Ginny). le procès fut houleux et assez complexe, l'état mental de l'accusée dûment examiné ... Mais Mrs Judd devait achever ses jours en liberté, à plus de quatre-vingt-dix ans.

Abbott ne cherche pas à établir si elle fut vraiment la seule coupable - de toutes façons, elle ne le croit pas. Elle s'inspire d'un fait divers vraiment très noir mais aussi très intrigant pour recréer cette atmosphère qui porte sa "griffe" et dont on sait combien elle est lourde, glauque et ambiguë. L'Affaire Judd devient une histoire de trios : Louise-Ginny-Marion (Marion étant le prénom choisi par la romancière pour le personnage symbolisant Winnie), Louise-Ginny-Joe, Marion-Joe-Elsie, Marion-son mari-Joe ... Et à l'origine de ses trios qui finissent toujours mal, toujours un binôme qui, sans l'apparition du numéro trois, eût sans doute continué à fonctionner correctement.

Louise Mercer, infirmière dans une clinique, se lie d'amitié avec la timide Marion Seeley, dont le mari, médecin et héroïnomane désireux pour la énième fois de se désintoxiquer, est parti travailler aux Mexique après lui avoir trouvé une place de secrétaire médicale. Bientôt, Louise invite Marion chez elle et lui présente sa co-locataire, Virginia, dite Ginny, une petite chose délicate et tuberculeuse, plus blonde que Jean Harlow et profondément extravertie. Une fois de plus, la relation lesbienne est sous-entendue dès le départ mais Marion mettra longtemps à s'en rendre compte tout comme elle comprendra trop tard que, selon toute vraisemblance, Louise avait pour elle un petit béguin, sinon plus, et que, pour se débarrasser de ce trio devenu un peu trop encombrant pour lui, notable ayant pignon sur rue, leur "ami-amant" et confident Joe Lanigan avait versé, dans l'oreille fragile et jalouse de Ginny, le poison amer et toujours fatal de la Calomnie, en l'assaisonnant d'une prise de ces pilules "spéciales" qui aidaient la jeune femme à supporter sa maladie ...

Pour une fois, le roman n'est pas construit à la première personne, la romancière ayant eu probablement la pudeur de ne pas vouloir s'immiscer trop loin dans la psyché d'une femme qui, qu'elle ait tué ou non, a souffert autant que Winnie Ruth Judd. Nous n'avons cependant qu'une seule approche, celle de Megan Abbott à travers le personnage de Marion Seeley. Au début, cela déroutera un peu certains mais, très vite, on s'habitue au procédé et on dévore ce roman qui, à la différence de la réalité, laisse une porte ouverte à l'héroïne, son mari, le Dr Judd, s'étant suicidé en endossant les deux crimes. le problème, c'est que Marion, la si gentille et si timide Marion du début, veut sa vengeance. Elle donne ainsi à l'un des sous-fifres de Joe - sous-fifre que Joe l'Incorrigible fait chanter car il fait chanter tous ses "amis" - des documents qu'elle s'est procurés et qui peuvent abattre toute sa façade de respectabilité. Elle trouve aussi le moyen de renvoyer dans ses foyers la petite Elsie sur laquelle Joe-le-Coureur avait tant de vues d'avenir, et enfin, avec le petit Colt de Louise, elle revient pour tirer sur Joe, en plein repas de cérémonie dans un club privé. Tirer, certes mais le blesser seulement, au genou par exemple - ça fait très mal - mais non tuer.

Et puis ensuite, Marion monte dans un train qui l'emporte vers on ne sait quelle destination. Elle a la certitude que, compte tenu du nombre de personnalités locales compromises dans les affaires de Joe, nul n'osera donner suite à son dernier geste ... Et peut-être a-t-elle raison, d'ailleurs puisque le sheriff lui-même n'y aurait vraiment rien à gagner auprès de ses administrés.

Comme toujours chez Abbott - sauf peut-être dans "Absente - The Song Is You" où le journaliste-narrateur bénéficie d'une sympathie certaine de la part de sa créatrice - les hommes qui défilent ici sont des faibles, des flambeurs, des lavettes, des irresponsables, des tricheurs, des obsédés sexuels, des cyniques - et aussi de parfaits imbéciles, si l'on y réfléchit bien. le pouvoir, l'argent et le sexe, ils courent après tout cela sans penser un seul instant que leur course effrénée est susceptible de les mener, par toute une suite de déviations, d'abord sans importance, puis de plus en plus risquées, à la chaise électrique - ou alors au lit d'un fleuve, avec une dalle de béton aux pieds.

"Envoûtée" est un roman où l'on entre un peu sur la pointe des pieds, comme dans une espèce de musée qui, vu de la première salle, ne promet pas grand chose. Mais plus on avance, plus on découvre de richesses et de curiosités, plus notre pas s'affermit et plus on est conquis par la prose de notre guide. A mes yeux, c'est encore une réussite à porter à l'actif de l'auteur américaine qui donne, au roman noir, cette élégance et cette profondeur que Ruth Rendell a su insuffler, de son côté, au roman policier classique. Mais, j'insiste une fois encore, d'une manière exclusivement féminine. Même dans "Absente", dont le narrateur est un homme, on perçoit cette différence, cette autre façon de considérer les angles de l'histoire et le déroulement de l'intrigue.

En un mot comme en cent, je persiste et je signe : oui, les femmes aussi savent écrire en noir absolu. Lisez Megan Abbott et vous me donnerez raison, j'en suis sûre. ;o)
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