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Critique de HundredDreams


"Je crus avoir écrit l'oeuvre d'un fou."
Jacques Abeille

Auteur découvert grâce à Chrystèle (HordeDuContrevent) et à son magnifique billet, « Les Jardins statuaires » est le premier tome du cycle romanesque des Contrées débuté dans les années 1980.

Dès les premières pages du roman, je me suis laissée séduire, charmer, emporter par la plume poétique de Jacques Abeille, par son récit contemplatif proche de la rêverie, par son personnage attachant, et surtout par ce monde statuaire fascinant qui lie l'art au minéral et au végétal.

C'est un roman sans pareil, une porte ouverte vers une contrée lointaine, hors du temps, un récit de voyage inoubliable au pays des statues.

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Guidée par l'écriture pleine de grâce de Jacques Abeille, j'ai suivi le narrateur dans son voyage, à la découverte d'un monde mystérieux et étrange où, dans des grands domaines protégés par de hautes murailles, des jardiniers cultivent des statues. Leur savoir-faire s'apparente à un art qui requiert beaucoup de patience et de méticulosité.
Les statues se développent de la même manière que les plantes, ayant besoin d'un terreau fertile pour développer un système racinaire qui s'amoncèlera pour devenir un socle dense et compact, capable de soutenir la statue une fois achevée. Inlassablement, les jardiniers sèment, plantent, soignent et transplantent les pierres. Ils sont comme des tailleurs de pierre élaguant, polissant, façonnant suivant leur sensibilité, leur personnalité, leurs émotions pour donner la forme définitive aux statues.

« Pour moi, j'y voyais la concrétion de toutes les passions humaines, cette façon que nous avons d'être mi-partie dehors, mi-partie dedans les choses. »

Instruit par le doyen de chaque domaine, l'homme découvre ces espaces clos, énigmatiques, coupés du monde extérieur. le temps y paraît suspendu, soumis au rythme des pulsations organiques des statues, créant une atmosphère magique et féérique.

Mais si les domaines du sud sont riches et prospères, sculptant des oeuvres abouties, variées et spectaculaires, les domaines du nord au sol pauvre façonnent des statues d'un tout autre genre.

« En vérité je ne sais d'où ces statues tiennent cet air de présenter chacune à sa manière une déchirure profonde, et secrète, mais comment n'en serait-on pas touché? »

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Si j'ai été éblouie par la beauté esthétique des sculptures réalisées par ces artistes jardiniers, « Les jardins statuaires » n'est pas un simple roman d'ambiance : s'il traite de la création artistique et du pouvoir de l'imagination des hommes, la beauté du texte résonnent d'idées et de réflexions approfondies sur les sociétés enfermées dans les carcans de lois ancestrales et de coutumes rétrogrades.

En effet, la forme sociétale de ces micro-sociétés semble se refléter dans la rigidité et l'aspect des statues.

« Quand nous fûmes plus près, je remarquai que les jardiniers maniaient marteaux et burins.
— Ils procèdent à la taille. À chaque étape de sa croissance la statue pousse de toutes parts un bourgeonnement désordonné. Chaque fois, la forme définitive, vers laquelle obscurément elle se développe, est tout entière remise en jeu. Il faut donc sans cesse la reprendre, la confirmer, et, pour ce faire, détacher à temps les membres en excédent qui menacent de la rendre tout à fait informe et monstrueuse. »

C'est à coups de cisailles et de masses qu'ils modèlent l'organisation de leur vie communautaire par un ensemble de règles qui régissent leur société, allant jusqu'à créer à l'intérieur de chaque domaine, un enclos pour les femmes dissimulé derrière un rideau labyrinthique de végétation.

« … ceux qui viendront après moi feront ce que j'ai fait ; ils inventeront quelque chose qui ruinera peut-être ce que j'ai entrepris. Quelle importance ? Je vous concède que l'idée de progrès est une des plus ineptes qu'ait jamais conçues l'entendement humain, mais elle est nécessaire. Il faut bien que les hommes se racontent quelque fable pour se justifier de ne pas laisser le monde en l'état où ils l'ont trouvé. Et comment supporteraient-ils la disparition de leurs ancêtres s'ils n'étaient capables d'entretenir en eux-mêmes l'illusion de valoir mieux qu'eux ? Croyez-moi, c'est une ineptie féconde. »

Il fait réfléchir le lecteur sur de nombreux thèmes qui ont une portée particulièrement actuelle, développant des thématiques autour des relations entre hommes et femmes, des fonctions sociales de chacun, et en particulier autour du rôle des femmes, excessivement limité, borné.

« Vous voyez comme il est difficile de parler des femmes quand on est un jardinier ! Nous les connaissons mal et elles ne cessent de nourrir nos rêves. Elles nous parlent fort peu. Ce que je vais vous dire est aventureux, puisque je n'ai aucune connaissance directe de la chose, cependant il me semble que les couples qui se forment et qui sont heureux…, de tels couples doivent communiquer autrement que par des mots, chacun doit pressentir l'autre à ses gestes, à son souffle. Or il paraît que ce grand silence, qui s'étend entre les hommes et les femmes et qui, d'une certaine manière, a cours aussi entre les hommes…, ce grand silence, les femmes ne le laissent pas s'établir entre elles. Il paraît qu'elles parlent, qu'elles parlent beaucoup entre elles, et des hommes notamment. On suppose même qu'elles sont, entre elles, d'une très grande indécence. Nous y pensons souvent. Comme je vous l'ai dit, nous en rêvons. »

En même temps, le narrateur, sorte de anti-héros, véhicule à travers ses pensées, de belles valeurs sur l'égalité entre les hommes et les femmes, la liberté, l'entraide, le bonheur, l'amour, la paternité.

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Dans le premier tiers du récit, le décor harmonieux et la culture des statues se dévoilent avec lenteur, suavité et délicatesse, insufflant une atmosphère propice à la flânerie et à la contemplation. J'y ai même trouvé un côté sensuel et presque charnel dans ce rapport à la pierre, à la terre, à l'eau.

Puis la promenade devient au fil des pages plus étrange, plus intrigante et plus inquiétante lorsque le voyageur dirige ses pas vers le nord où vivent des marginaux et des guerriers. Cela laisse une impression de tragédie muette et menaçante qui sommeille mais ne demande qu'à exploser.

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Dans ce récit, le style est plutôt exigent, le vocabulaire est recherché mais la prose emplie d'une douceur poétique conserve un charme fou.
Entre conte philosophique et voyage initiatique, entre rêve fantastique et roman d'aventure, ce roman se lit lentement, se laisse refermer pour mieux s'en imprégner. On le rouvre avec délice, se délectant à nouveau de cette ambiance surréaliste et étrange à laquelle j'ai été particulièrement sensible.

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Pour résumer, « Les jardins statuaires » est un récit, très visuel et descriptif, liant la nature à l'art.
Chaque escale de ce long voyage m'a transportée dans des décors différents, merveilleux et fascinants, paisibles ou monstrueux.
C'est une expérience immersive conçue pour encourager le lecteur à la contemplation, au silence, mais aussi à la réflexion.
Un très beau roman aussi beau sur le fond que sur la forme que je vous invite à découvrir.
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