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Critique de Fabinou7


« Naître en URSS. Vivre en Russie. » Peau contre peau avec les russes.

« Время секонд хэнд ». Voilà ce que nous propose Svetlana Alexievitch, par son entier retrait de l'oeuvre, elle place le lecteur, brutalement parfois, face aux personnages, témoins désenchantés des transformations sociales que connaît le peuple slave depuis la fin du XXème siècle.

« C'est grâce à ça que je vis maintenant. Grâce à l'aumône des souvenirs. » Ces aumônes de la mémoire - toujours trop avare, faute de se rappeler suffisamment de nos vies écoulées, liquidées - l'écrivaine les a traqués : de conversations sur la place rouge aux chuchotements dans les cuisines, de souvenirs de goulag aux guérillas civiles entre ethnies de l'ex bloc-soviétique, l'autrice parcourt inlassablement les mémoires torturées.

Les livres n'ont pas été écrits pour être lus dans les transports en commun, hagards après une journée de travail. Pourtant ici l'effort de concentration n'a pas été insurmontable. Une fois que ces histoires, très dures mais passionnantes, vous attrapent, elles ne vous rejettent qu'empreint de rage, de tristesse, d'impuissance ou gonflé d'empathie.

« La vérité des hommes est un clou auquel tout le monde accroche son chapeau ». Il faut bien comprendre que ce livre est un matériau brut, il ne s'agit pas d'un livre d'histoire. La quête de vérité au sens de vérification des témoignages, de recoupements factuels n'est pas l'objet de l'écrivaine, prix Nobel de littérature.
C'est la subjectivité du vécu que propose l'autrice minskoise et c'est ainsi que je l'ai lu, me rappelant soudainement que peut-être, on me mentait, et qu'en tout cas je n'avais qu'un son de cloche. Et ce n'est pas grave. Il ne s'agit pas d'opposer subjectivité humaine et vérité des documents : « j'ai travaillé dans les archives, je sais que les papiers mentent encore plus que les hommes », souligne l'un des protagonistes.

« Nous avons une âme d'esclaves ». S'il est exact que le mot « slave » (esclave en anglais) vient bien du peuple slave, historiquement un des premiers peuples à avoir été réduit en esclavage, j'ai peine à croire à la prédisposition des russes à la soumission. C'est un thème récurrent pourtant dans les témoignages, les russes « aiment souffrir » ne se « préparent pas au bonheur », « La liberté ! Les russes ça leur va comme des lunettes à une guenon. Personne ne sait quoi en faire ».
Voilà bien l'exemple de subjectivité du livre car il est tout à fait possible d'appliquer les préceptes de la « servitude volontaire » à bien des peuplades par le monde. Mais les russes, spécialement depuis la chute de l'U.R.S.S, se comparent aux occidentaux et à leur système politique plus libéral : «et à la télévision, ils nous montrent la façon dont vivent les allemands... les vaincus vivent cent fois mieux que les vainqueurs ».

« Il croyait que le communisme serait là pour toujours. C'est ridicule de dire ça maintenant ». Que s'est-il passé en 1991, lorsque la Russie a tourné le dos au communisme et rejoint le capitalisme ?
C'est la question à laquelle se propose de répondre Svetlana Alexievitch grâce à ses entretiens, ainsi nous avons l'avis d'anciens membres du parti, de nouveaux riches, d'intellectuels dépassés, d'anciens déportés. le choc a touché les russes mais s'est vite propagé aux biélorusses, géorgiens, tchétchènes, arméniens, azéris, kazakhs etc, réveillant les nationalismes et les antagonismes entre les « camarades » d'hier.

« Nos parents ont vendu un grand pays pour des jeans, des Marlboro's et du chewing-gum ». Ce que constatent les russes, c'est qu'ils n'étaient pas prêts pour ça. L'esprit d'entreprise, l'accumulation ne faisait pas partie de leur logiciel. Chacun recevait selon son rang, dans des écarts jugés limités et qui semblent avoir explosés, de l'avis de certains récits, avec l'arrivée du capitalisme.
Il y a comme un malentendu, les russes ne seraient pas tous sortis lors des évènements de 1991 pour qu'Eltsine déclare le pays « capitaliste », ce que lui reprocha aussi Gorbatchev, mais simplement pour que des ruines d'un communisme autoritaire naisse le véritable progrès socialiste et non pas ce qui a été vécu, de la pérestroïka à l'avènement de la Fédération de Russie comme une trahison des élites, ainsi que le regrette cette manifestante « la liberté de parole m'aurait suffi ». Finalement « après tous les changements, les gens simples finissent toujours par se faire avoir ».

« Des communistes auraient jugé d'autres communistes, ceux qui avaient quittés le Parti le mercredi auraient jugé ceux qui l'avaient quitté le jeudi... ». Mais l'homo sovieticus n'a pas disparu pour autant, l'homme rouge n'est peut-être plus à la mode dans les grandes métropoles, mais la Russie périphérique reste fortement imprégnée par le communisme. Les méthodes de la police russe ne sont pas forcément très éloignées des méthodes communistes, les écoutes, la paranoïa et la surveillance orwellienne généralisée et de tous par chacun non plus. Les anciens déportés aux goulags reviennent parfois vivre dans le quartier où réside ceux qui les ont dénoncés : « notre drame c'est que chez nous les victimes et les bourreaux se sont les mêmes personnes ».

« Les hommes n'ont de pitié que pour eux-mêmes ». La répression des camps est toujours présente dans les mémoires, les horreurs staliniennes sont racontées par les survivants ou leurs enfants : « en hiver, les crevards qui n'avaient pas rempli la norme quotidienne étaient arrosés d'eau. Et des dizaines de statues de glace restaient là, devant le portail du camp, jusqu'au printemps. ».
Mais la fin de l'U.R.S.S a également son lot d'avanies, ainsi les anciens soldats, ivres de vodka, qui retrouvent une vie miséreuse en rentrant de la Seconde Guerre Mondiale, d'Afghanistan ou de Tchétchénie et perpétuent eux-mêmes sur les femmes une violence sordide, insoutenable car presque banale : « la guerre et la prison se sont les deux mots les plus importants de la langue russe ».

Mais malgré les atrocités vécues, il semble à nombre des protagonistes que « si on rouvre des camps, on n'aura aucun mal à trouver des gens pour les garder ». Ainsi, l'heure où l'on enraillait les téléphones pour empêcher les « tchékistes » d'espionner les conversations, où l'on se faisait passer des livres « samizdat » sous le manteau est peut-être passée mais les réflexes policiers sont bien présents. Les récentes manifestations pour des élections libres en Russie ou en Biélorussie le montrent.
Preuve de l'impasse dans laquelle s'engouffre les russes, l'écoeurement face aux méthodes de la police et du pouvoir politique actuel alimente une nostalgie nauséabonde : « il faudrait que Staline sorte de sa tombe tiens ! (...) il aurait dû en arrêter et en fusiller encore plus, de ces petits chefs ».

“que les héros se sont ceux qui achètent quelque chose dans un endroit pour le revendre trois kopecks de plus ailleurs. C'est ce qu'on nous rentre dans le crâne maintenant.” En effet, la Russie semble être revenue aux temps pré-communistes. Désormais il faut faire de l'argent, la télévision vante les mérites des oligarques dans chaque foyer démuni, on montre sans pudeur leurs résidences secondaires avec piscine, leurs vacances à Miami, leur personnel de maison « comme les propriétaires terriens au temps des tsars ».

« L'argent, ça aime ni la pitié ni la honte ». Alexievitch, adaptée au théâtre des Bouffes du Nord, dont la série « Tchernobyl » et le film « Une grande fille » en 2019, sont inspirés par l'oeuvre, n'a pas fini d'interroger l'âme slave trente ans après la chute du mur de Berlin. A l'heure où la Russie s'est convertie au capitalisme débridé « en trois jours » (contre plusieurs siècles en Occident), les inégalités ont métastasées, un seul crédo : « comme nous l'avait dit le prof de physique : chers étudiants ! N'oubliez jamais que l'argent résout tout ! Même les équations différentielles ! ».

« Comment as tu fais pour rester en vie là-bas ? J'ai été très aimé dans mon enfance. La quantité d'amour que nous avons reçu, c'est ça qui nous sauve. » Mais « faute d'amour », beaucoup n'ont pas survécu…

Il ne tient désormais qu'à vous d'enfiler une chapka et d'aller à la rencontre de l'Homme rouge, ou ce qu'il en reste, il ou elle vous recevra dans sa datcha, vous proposera des pirojkis et une vodka et peut-être alors vous ouvrira ses entrailles et remembrera ses souvenirs pour vous, trop longtemps étouffés, comme des lames de rasoir impuissantes à franchir le pas de sa gorge. Spasiba.

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