Noblesse oblige

Le jeune homme blond est souriant, la vingtaine, plutôt séduisant.
"Je passe mes journées à m’occuper des affaires du domaine…"
Traduction : je ne fais rien.

C'est entendu, finit-il par murmurer. Seulement, si je vous ordonne de faire demi-tour, je vous en prie, faites-le. Faites-le même si je dois rester en arrière pour les retenir.

Pour le téléspectateur, c'est un conte de fées. Pour moi, c'est le début d'un cauchemar.

Je me doutais bien sûr qu'on ne figure pas parmi les personnalités les populaires et télégéniques sans parfaitement maîtriser son image, mais cela va au-delà de ce que je pouvais imaginer.

Le pouvoir royal est très bon pour créer des héros, mais encore meilleur pour fabriquer des ennemis.

Mesdemoiselles, commence-t-il, au nom du roi, bienvenue à Versailles. Cette année, comme chaque année, c'est un honneur pour moi de vous accueillir ici. Votre sang naturellement pur vous destinait à la nobilité, mais il vous reste de nombreuses choses à apprendre pour trouver votre place dans ce monde. Au cours des prochaines semaines, vous suivrez sous ma direction des leçons d'étiquette, de politique intérieure et internationale, mais aussi des classes sur la surintendance de votre maison. Nous vous préparerons toutes à devenir l'épouse dont rêve votre futur mari, celle qui assurera le confort et la sérénité d'un foyer bien ordonné tout en l'aidant, en l'épaulant dans les nobles tâches que lui confiera Sa Majesté. pg 73

Voilà comment on endort un peuple. Chaque année, on fait miroiter une forme d’ascension sociale à quelques jeunes roturières, la perspective d'un beau mariage, d'un nom, du confort matériel. Chacun peut imaginer sa fille, sa nièce, sa sœur dans cette femme anonyme. S'ils ont un garçon, il peuvent le penser susceptible d'obtenir un titre et des terres en se distinguant au sein de l'armée dans l'émission u nom du Roy, diffusée chaque hiver. Voilà ce qui les pousse à accepter une vie de misère et une après-midi de libre par semaine : l'infime espoir que leurs enfants pourront améliorer leur condition.

Me voilà enchaînée à une famille qui m'a privée de mon éducation et m'exhibe désormais comme un animal de foire à chacune de ses petites sauteries.

"— Vous savez, même après le départ des caméras, ce genre d'émission ne se termine jamais vraiment..."

Encore et encore, l'image du sauveur, du despote éclairé, cette odieuse arnaque qui consiste à se montrer plein de compassion pour son peuple pour camoufler le fait qu'on lui a enlevé tout pouvoir et que l'on vit sur son dos. La colère chasse ma stupéfaction et en moi résonne l'aria vengeresse de Cléopâtre dans L´opéra de Haendel.

(Chapitre 11)