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Critique de Emnia


Je découvre Nina Allan avec The Dollmaker (Le Créateur de poupées en VF) et, au-delà de l'évidente qualité de la plume de son auteure et de l'inventivité des univers qu'elle y déploie, je suis époustouflée par la finesse et l'originalité de la structure de ce récit, par son audace également. Se plonger dans ce roman est une expérience étonnante, qui nécessite d'avoir constamment à l'esprit plusieurs niveaux de lecture.


Les éditions Tristram ont choisi pour titre le Créateur de poupées. Cette traduction, qui perd la neutralité de l'anglais – le terme dollmaker pouvant faire référence aussi bien à un homme qu'à une femme –, trop réductrice, laisse malheureusement de côté la créatrice de poupées et auteure d'origine polonaise autour de laquelle est construite l'histoire : Ewa Chaplin, et fait perdre au titre la richesse de son sens.


Le roman alterne entre des passages narratifs à la première personne écrits du point de vue d'Andrew Garvie, un créateur de poupées reconnu, les lettres lui ayant été envoyées par Bramber Winters, avec laquelle il a démarré une correspondance suite à une annonce postée par la jeune femme dans une revue spécialisée et visant à rassembler des informations sur Ewa Chaplin, et les contes cruels et uchroniques de cette dernière lus par Andrew au cours de son périple.


L'histoire commence par la décision d'Andrew d'aller rendre visite à Bramber à Westedge House, l'établissement où elle vit depuis de longues années, autant maison de repos qu'hôpital psychiatrique. le trajet depuis Londres est lent, touristique, fait de sauts de puce de petite ville en petite ville. Andrew qui, sur la base de ses seules lettres, est tombé amoureux de Bramber, est partagé entre son désir non seulement de la voir, mais aussi de la délivrer de ce lieu, et sa crainte d'être rejeté en raison de sa petite taille – le terme péjoratif dwarf (« nain ») revient à de multiples reprises dans le texte. le voyage d'Andrew est parsemé de récits d'épisodes de son passé, tout comme les lettres de Bramber évoquent à la fois son quotidien et les raisons qui l'ont conduite à Westedge House, ainsi que des épisodes de la vie d'Ewa Chaplin, dont elle voudrait rédiger une biographie, faisant écho à sa propre histoire.


Le choix de l'auteure de ne pas montrer les deux côtés de cette correspondance, de ne pas présenter au lecteur un dialogue, matérialise dans le texte le fossé qui sépare les personnages, ce que renforce encore le fait que les lettres de Bramber soient antérieures au récit du voyage d'Andrew. Chacun des personnages ne connaît de l'autre que l'image qu'il s'en est faite, et l'un des objets du texte va être pour eux de parvenir à combler ce fossé et à se découvrir mutuellement : leur rencontre physique, qui demeure jusqu'à la fin du roman incertaine, est l'objectif du voyage, ce vers quoi tend l'histoire.


Les contes cruels d'Ewa Chaplin, teintés d'étrangeté, distillant à petites touches ou plus franchement des univers relevant de la fantasy ou de la dystopie, s'ils pourraient être lus pour eux-mêmes en dehors du roman, servent ici le récit-cadre en le mettant en abyme. Comme si cela ne suffisait pas, les nouvelles de Chaplin comprennent elles-mêmes des récits enchâssés. L'auteure, en multipliant ainsi les mises en abyme, les effets d'échos, met en place des réseaux de sens qui interconnectent les différents niveaux de la narration.


Impossible de ne pas remarquer, à la lecture, ces détails issus du récit d'Andrew ou des lettres de Bramber : un geste, un objet, une situation, qui réapparaissent presque à l'identique quelques pages plus loin dans l'un des contes, clins d'oeil appuyés au lecteur brisant de façon audacieuse l'illusion référentielle et mettant en évidence l'artificialité du roman. Nina Allan agit ici à la manière d'un marionnettiste qui, non content de laisser visibles les fils de ses pantins, ferait tout pour les mettre en valeur. Aux parallèles entre récit-cadre et récits enchâssés facilement décelés par le lecteur, s'ajoutent ceux que ne peuvent voir que les personnages et qu'ils expliquent, intrigués par la façon dont les contes résonnent étrangement avec leur propre expérience. Andrew, perturbé par la manière dont les nouvelles de Chaplin évoquent de façon détournée des épisodes parfois douloureux de son existence, finit par s'interroger sur la possibilité qu'il soit en réalité lui-même un personnage.


Les contes produisent des effets d'attente vis-à-vis du récit-cadre dont ils constituent une série de reflets déformés. L'on en vient à tenter de déduire la suite des histoires d'Andrew et de Bramber à partir des nouvelles d'Ewa Chaplin. L'auteure utilise avec beaucoup de talent cette structure complexe. Les parallélismes entre les nouvelles et les vies des protagonistes, qui justifient dans le récit-cadre la narration de moments-clefs de leur passé, lui servent à faire découvrir un aspect et un épisode après l'autre ses personnages, qui gagnent ainsi graduellement en épaisseur. Elles permettent également à l'auteure de constamment susciter et déjouer les attentes de son lecteur, dans un roman dans lequel l'un des enjeux, pour Andrew et Bramber, va être précisément d'échapper à la destinée vers laquelle leur apparence ou leur passé semble inexorablement les pousser, afin de tracer leur propre voie.


Les symboles, les échos sont légion dans ces pages. J'imagine qu'une seconde lecture permettrait d'en déceler plus encore car il faut un temps d'adaptation pour saisir la manière dont le livre fonctionne. le plus évident est peut-être que les poupées d'Andrew, ses troll dolls, qu'il conçoit à partir de poupées anciennes en piteux état et qu'il élabore de façon, non pas tant à camoufler leurs défauts qu'à les mettre en valeur, fonctionnent comme des métaphores des protagonistes, que le récit met face à leur passé, à leurs cicatrices et qu'ils vont devoir accepter afin de se reconstruire et d'avancer.

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