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Critique de berni_29


"Ce n'est pas l'histoire, mais l'art qui exprime la vraie vie."
Friedrich Nietzsche

Qu'il est difficile de trouver les mots justes pour saisir une comète dans sa trajectoire !
Je voudrais vous parler d'une femme qui a trente ans de plus que moi et dont je suis tombé amoureux sous la lumière de ses gestes. Si vous regardez la page de mon profil Babelio, ne vous effrayez pas et cessez tout calcul taquin, ce soir j'ai vingt ans et je suis dans le coeur de Fazıl le narrateur.
« J'ignorais alors qu'entrer dans la vie de quelqu'un, c'était pénétrer dans un labyrinthe souterrain, un lieu hanté de magie dont on ne pouvait sortir identique à la personne qu'on était avant de s'y engouffrer. Je croyais encore en la possibilité de traverser l'existence comme un personnage de roman, envoûté peut-être, mais certain de pouvoir sortir du cercle de mes émotions dès que l'envie m'en prendrait. »
Le jeune Fazıl, étudiant en lettres le jour, gagne sa vie en tant que figurant dans une émission de télévision le soir. À peu près au même moment où il rencontre la voluptueuse Madame Hayat, Fazıl fait la connaissance de Sıla, une jeune fille de son âge qui étudie comme lui la littérature. Les deux femmes n'ont rien en commun. Rien, sauf de croiser le chemin de Fazıl...
Ahmet Altan n'est pas le premier écrivain à se pencher sur les premiers pas d'un jeune homme inexpérimenté, maladroit, qui va découvrir ses premiers émois amoureux dans ce balancement entre l'itinéraire de deux femmes. Triangle amoureux, pas très isocèle... Qui plus est : c'est une femme de trente ans de plus que lui qui va l'initier au plaisir de la chair et des sens. Là encore d'autres écrivains avant lui se sont essayé sur ces chemins d'apprentissage...
Mais ici le paysage en toile de fond de récit est celui d'un pays qui bascule peu à peu dans les ténèbres de l'obscurantisme et de la répression.
Sans le nommer, Ahmet Altan désigne sans nulle doute son pays la Turquie, mais sans les nommer il désigne aussi tous les pays qui basculent progressivement dans les jours sombres de l'oppression, avec la peur des autres en filigrane, l'angoisse de l'avenir, la méfiance, les dénonciations, l'humiliation, mais où l'amitié aussi peut prendre le pas, où la solidarité tend la main, comme dans cet immeuble où habite Fazıl...
Roman universel où des gestes encore ruisselants d'étreintes, écartent le rideau de la nuit, pour regarder le ciel étoilé de constellations, tandis que les bottes noires abîment déjà le silence de la rue solitaire...
Roman initiatique donc, où les premiers pas du narrateur balbutient. Au début Fazıl m'agaçait comme on peut s'agacer de ce qu'on a pu être étant jeune, je le trouvais fade, effacé, absent du monde, mais j'ai compris qu'il n'y avait pas encore mis les pieds, que Madame Hayat ne lui avait pas encore donné les clefs, pris la main pour l'amener sur l'autre rive, vers Cythère...
Et puis, il y a ce très beau thème de la littérature qui s'invite dans l'histoire et vient couturer l'ensemble, avec cette question lancinante sur la littérature : les livres nous éloignent-ils du monde ou bien nous en rapprochent-ils ? J'ai l'impression de poser souvent cette question en ce moment...
Car Fazıl et la jeune Sıla sont tous deux passionnés de littérature, tandis que Madame Hayat se moque elle des livres, des mots. Elle ne croit pas en la vertu de la littérature, elle ne croit pas qu'elle peut apaiser l'âme, guérir les blessures, alors que dans cette ironie jubilatoire, Ahmet Altan en a fait un magnifique personnage féminin de la littérature contemporaine...
« La littérature est un télescope braqué sur les immensités de l'âme humaine. »
Fazıl a sans doute encore besoin de la fiction pour cheminer vers la réalité. Madame Hayat va l'aider à faire son chemin et c'est ce chemin qui va donner sens et corps au récit...
Elle ne veut pas rêver sa vie, elle veut la vivre, à belles dents, de manière gourmande et voluptueuse. Elle la vit avec joie, comme une comète traversant le ciel de ces pages, traversant le coeur de Fazıl, traversant mon coeur... Elle vit avec son rire, ses seins, ses hanches, ses gestes, sa chair... Elle n'a pas peur ou du moins ne le montre pas...
« Elle m'apparut comme une vaste prairie d'herbe verte, une douce prairie qui s'étendait à perte de vue sous le soleil, part d'une nature infinie dont rien ne la séparait : sa joie pure, sa fraîche et tendre volupté évoquaient ces herbes qui ondulaient sous une brise inlassable, et sa désinvolture, qui illuminait tout ce qu'elle touchait d'une teinte légère, comme un matin d'été… »
Elle se moque des livres et regarde à longueur de journées à la télévision des documentaires sur les animaux, les insectes aquatiques... Ah ! Les libellules ! Je ne regarderai plus jamais sans un brin d'émotion striduler en moi le vol harmonieux des libellules qui dessinent un coeur tout en copulant...
Elle est la vie même, une fenêtre ouverte sur la lumière, une respiration, la joie gorgée de soleils et de vins, faisant la nique aux chemises noires.
Sous la lumière de Madame Hayat, Fazıl grandit, tandis que les bruits de la répression montent de plus en plus assourdissants, effaçant définitivement les rêves de la rue...
Tout n'est que mouvement et oscillation dans ce roman initiatique. Tout n'est que contrastes.
Entre le clair et l'obscur.
Entre la jouissance de la vie et les ténèbres.
Corps libres des femmes effacés peu à peu par les voiles sombres de l'obscurantisme.
Libertés et totalitarisme.
Partir ou rester.
Livre d'amour, livre politique, sûrement les deux, car ici les deux se conjuguent au même temps...
Ce roman nous rappelle que les écrivains comprennent peut-être mieux que quiconque l'humanité, ses vertiges, ses affres et c'est pour c'est pour cela que nous ne pouvons pas nous passer de littérature.
Je sais que le sortilège de ce livre continuera d'agir longtemps après et que souvent mes pas me ramèneront dans la rue sous la fenêtre de l'appartement de Madame Hayat, guettant désespérément qu'une lumière ne vienne s'allumer.
Ce soir j'ai vingt ans et j'aime Madame Hayat.
C'est en prison qu'Ahmet Altan a écrit ce très beau livre d'une écriture poétique et d'une force de vie somptueuse. Les premières pages en sont sorties par bribes grâce à son avocat...
« On n'apprend pas grand-chose sur l'existence, dans les familles heureuses, je le sais à présent, c'est le malheur qui nous enseigne la vie. »

Je remercie mes compagnes de voyage, Diana, Nathalie et Sandrine, qui m'ont permis de faire quelques beaux pas de côté sur cette lecture qui m'a touché par la beauté de son écriture et la joie solaire de cette femme.
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