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Critique de Sachenka


Il fallait le faire, un roman dont le personnage principal, si je puis m'exprimer ainsi, est un pont. Oui, oui, un pont. le pont de Mehmed Pacha Sokolovic, qui surplombe la rivière Drina, quelque part au fin fond de la Bosnie-Herzégovine. Et, étrangement, cela fonctionne merveilleusement bien. Je me suis laissé emporté par la chronique de cette structure emblématique de la paisible bourgade de Visegrad et de ses habitants, survolant plus ou moins 400 ans d'histoire et d'histoires, de sa construction à… sa destruction pendant la Grande guerre.

Les premières pages racontent la domination des Balkans par l'empire ottoman et comment les Turcs ont favorisé l'essor de populations musulmanes au sein des communautés slaves chrétiennes. (Après tout, il faut situer le décor et les personnages.) Ces mêmes turcs enlevaient des jeunes garçons en guise de tribut afin qu'ils servent éventuellement dans le corps armé des janissaires. L'un d'entre eux, Mehmed Pacha Sokolovic, devenu un personnage influent à la cour du sultan, décida de la construction du fameux pont. le chantier fut long et rempli de péripéties, des exactions du chef de chantier Abidaga aux pénibles corvées, sans oublier des Serbes qui démolissaient la nuit ce qui avait été bâti le jour. Quelques individus marquèrent cette époque. Entre autres, Radisav, qui fut capturé et empalé sur ce même pont, exposé à la vue de tous. Et Ilinka la folle, qui rôda autour de la structure à la recherche de ses enfants morts-nés, croyant qu'on les avait sacrifiés (une légende racontait que la fée batelière cèsserait de saper la construction du pont une fois des jumeaux emmurés dans sa fondation). Mais tout ça, ce ne sont que des histoires d'un autre âge.

Une fois achevé, le majestueux pont est souvent comparé à une oeuvre d'art. La description qu'en fait Ivo Andric est très évocatrice. Tellement que, s'il était toujours intact, j'aurais eu l'envie d'aller le voir et le visiter. Que dis-je, de l'admirer ! En attendant, il faut continuer la lecture de ce roman passionnant.

Dans les années et les siècles qui ont suivi, l'histoire du pont se confond avec celle de quelques habitants de Visegrad. Par exemple, celle de la jolie Fata qui se jeta du haut du pont pour échapper à un mariage forcé. Mais, plus on se rapproche du 19e siècle, plus l'emprise des Turcs se relâche. Les fonds pour l'entretien des bâtiments connexes viennent à manquer, Daut hodja essaya malgré tout de sauver de la ruine l'hostellerie, le caravansérail. Sinon, pour le reste, la vie s'écoulait, apparemment inchangée. D'autres personnages viennent, puis passent, comme Salko le Borgne ou le vieux Hadzi Zuko. Il est difficile et probablement inutile de se rappeler de chacun de ces personnages qui forment une mosaïque impressionnante. Les communautés musulmane, chrétienne et juive cohabitent, la plupart du temps en paix malgré quelques anicroches, mais bien souvent chacune de son côté. En fait, il n'y a que rarement dialogue entre elles et c'est bien dommage. C'est un thème récurrent et plus important qu'on pourrait le croire, dans ce roman qui semble mettre le pont de l'avant.

L'intrigue prend une direction nouvelle avec le départ des Turcs et l'entrée en scène des Autrichiens en 1878. Ces derniers s'activèrent sitôt arrivés. Ils inspectèrent, mesurèrent, vérifièrent, examinèrent, dictèrent des lois et des ordonances, etc. Ce zèle semble assez incompatible avec l'existence paisible à Visegrad et ses habitants les regardèrent d'abord avec un haussementsd'épaules. de nouveaux personnages attirent l'attention du lecteur, comme le pope Nikola, Lotika et son tripot, Milan Glasincanin qui se laisse emporter par la fièvre du jeu, le sentinelle Gregor Fedoune qui laissa passer un rebelle sous yeux alors qu'il admirait une jolie femme.

Plus on avance dans le temps, plus la vie des habitants de Visegrad commence à ressembler à celle des Occidentaux. Des nouveaux métiers apparurent, les mieux nantis envoyèrent leurs enfants dans les écoles de Vienne et des autres coins de l'empire austro-hongrois. Toutefois, l'arrivée du chemin de fer sonna le glas du pont et, par le fait même, de la bourgade. Les gens ne s'y arrêtaient même plus… Quand les Serbes se soulevèrent, beaucoup n'avaient rien à perdre, comme Zorka, Zagorka et Nikola Glasincanin (eh oui, le petit-fils de l'autre, beaucoup de noms reviennent de temps à autre, même si je vous en ai épargné les détails !).

Quand la Grande guerre éclata, en 1914, on se doute bien que le pont sur la Drina vivait ses dernières heures. Cette chronique, qui avait commencé avec sa construction, ne pouvait que se terminer par sa destruction. Il vola en éclats sous le tir d'un canon, emportant avec lui le dernier de ses habitants, Ali hodja. C'est un sort triste mais, en même temps, approprié. Toute bonne chose a une fin, dit-on.

Le pont sur la Drina, c'est un roman qui habite. Je me suis laissé porté par cette fresque historique, par le destin des habitants de Visegrad qui auront vécu, pendant 400 ans, à l'ombre de ce joli pont. Quelle prouesse littéraire de la part d'Ivo Andric ! J'ai vraiment hâte de plonger dans d'autres de ses oeuvres.
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