AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Henri-l-oiseleur


Le pluriel du titre, "Les Politiques" et non "La politique", se justifie de mille manières, auxquelles on peut ajouter une autre : l'ouvrage est multiple, varié et composite. Pierre Pellegrin, traducteur et préfacier, explique lumineusement la chose, et la lecture, voire l'étude, de son introduction, sont indispensables à l'entrée dans ce livre. Il fait justice de l'opposition facile que l'on a enseignée entre un Platon spéculatif rêvant de cités idéales, et un Aristote réaliste et soucieux de phénomènes concrets, puisque ce livre s'inscrit, selon lui, dans la recherche grecque de la meilleure des cités possibles. Il signale qu'Aristote intervient comme "peut-être le dernier penseur du politique", puisque la forme politique de la cité disparaît avec l'époque hellénistique et les empires dans lesquels les cités sont englobées, au point de n'être plus que des communautés municipales autogérées sous l'égide d'un pouvoir central extérieur. Bref, on comprendra qu'une lecture strictement personnelle, sans recours à la tradition interprétative, serait une vaine entreprise.

Pourquoi lire Les Politiques aujourd'hui ? Plusieurs raisons se présentent à l'esprit, en dehors de la saine nécessité de se cultiver. L'une d'elles est que nous sommes témoins, actuellement, d'un processus de passation de pouvoirs : les anciens pouvoirs dépendaient de l'élection et du suffrage populaires, plus ou moins universels en droit sinon en fait, suffrages très fortement influencés, et même fabriqués, par des médias dont l'emprise suit les intuitions de Edward L. Bernays. C'était encore trop, et la réalité du pouvoir échoit désormais à des instances non élues, des cours suprêmes, des commissions, des conseils de sages. Donc le souci du bien commun, de la vie de la cité, du bonheur des citoyens, échappe aux citoyens eux-mêmes. Or l'homme selon Aristote est un animal politique, à savoir qu'il n'est pleinement heureux, pleinement lui-même, qu'en une communauté où il participe au bien commun. S'il est privé de cette participation, il est comme réduit en esclavage et dépossédé d'une grande part de son humanité : cette mutilation contemporaine, Aristote nous aide à la penser et à méditer sur elle. "Une cité est la communauté de la vie heureuse, c'est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et autarcique pour les familles et les lignages" (III-9) : une agglomération d'hommes aliénés, étrangers les uns aux autres et à eux-mêmes n'est pas un lieu de bonheur. Rien de bon ne peut en sortir, car "c'est en vue de belles actions qu'existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble." (ibid)

Il découle de là que l'analyse aristotélicienne de la tyrannie nous donnera des armes conceptuelles pour comprendre ce qui nous arrive. "La tyrannie aime le vice", dit l'auteur, qui décrit comment les régimes autoritaires, illibéraux dira-t-on, tordent la loi pour protéger leurs complices et partisans et persécuter leurs adversaires, ou ceux qu'ils désignent comme tels. En effet, la loi est le médiateur entre le gouvernant et les gouvernés : les deux parties doivent s'y soumettre afin de trouver un terrain d'entente et un langage communs. "Vouloir le gouvernement de la loi c'est, semble-t-il, vouloir le gouvernement du dieu et de la raison seuls, mais vouloir celui d'un homme, c'est ajouter celui d'une bête sauvage, car c'est ainsi qu'est le désir, et la passion fait dévier les magistrats, même quand ils sont les meilleurs des hommes. Voilà pourquoi la loi est une raison sans désir." (III-16) Dans un régime illibéral, la loi gêne, et les juges confisquant le pouvoir s'empressent d'en faire le déguisement de leur arbitraire. C'est pourquoi le régime illibéral, constitué de canailles en col blanc, s'appuie sur ce qu'Aristote décrit comme la lie de la société, à qui profite le laxisme judiciaire : aujourd'hui, cette lie s'appelle la racaille, au dessus des lois, comme ses protecteurs. L'ennemi commun, c'est le citoyen honnête, qui obéit aux lois parce qu'elles sont lois, non parce qu'elles expriment la volonté du tyran. Obéir aux lois est une offense insupportable pour ceux qui les déforment à leur profit.

Il y aurait mille choses à dire encore sur ce volume qui est plus une encyclopédie de pensée politique qu'un ouvrage tracé au cordeau. Pierre Pellegrin suppose que le volume a été maintes fois repensé et remanié par les éditeurs antiques. Il lui semble que Les Politiques sont "un ensemble de textes ... constituant les matériaux de ce qui aurait pu être un ouvrage au sens plein du terme." Il faut donc savoir s'y perdre, s'y promener et y cueillir ce qui peut aider à comprendre notre temps.
Commenter  J’apprécie          270



Ont apprécié cette critique (27)voir plus




{* *}