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Critique de berni_29


Ne croyez pas que Raison et sentiments soit un roman désuet pour quelques vierges effarouchées et dévotes, jeunes ou vieilles, tout droit sorties d'un salon de l'époque victorienne, avec encore un peu de naphtaline collée aux mitaines que je me suis empressé de saisir dans mes mains pour les empêcher de trembler..
Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point, disait un certain Blaise Pascal.
J'aurais très bien pu écrire ces trois mots, raison OU sentiments, car ces deux manières d'appréhender la vie nous semblent si antagonistes, cependant Jane Austen ne choisit pas, couturant un chemin entre deux versants qui semblaient jusqu'ici s'opposer, mais c'est connaître bien mal l'âme humaine et Jane Austen...
C'est un peu comme si on vous demandait de choisir entre les soeurs Brontë et justement Jane Austen.
D'ailleurs, j'ai comme l'impression de connaître depuis toujours cette fameuse Jane Austen, comme une vieille copine avec laquelle j'irais boire un verre au pub un vendredi soir.
Ma première incursion dans l'univers romanesque de cette grande dame de la littérature anglaise fut par une autre porte d'entrée, - je ne saurais dire si elle fut plus facile, mais ma lecture d'Orgueil et Préjugés fut un enchantement.
Je trouve bien plus exquis le titre anglais Sense and Sensibility, rassemblant des mots bien plus proches par leurs racines et dont l'allitération relève presque de la sensation d'un effleurement facétieux et sensuel sur la peau.
Raison et sentiments, c'est l'intelligence d'un texte, je n'aurai pas l'affront de dire qu'on y trouve en plus de l'humour, car l'humour est pour moi une forme d'intelligence et de grâce, à condition toutefois qu'il ne tombe pas dans la vulgarité, mais dès lors cela ne s'appelle plus de l'humour.
Au commencement de ma lecture, perdu dans le jardin d'un cottage anglais, je lisais et j'entendais des rires, des voix venir à moi, bien sûr des voix féminines, celles de deux soeurs, dont l'une, - oui vous me voyez déjà venir avec mes grands sabots -, incarnerait la raison et l'autre bien sûr... l'autre, oui ? - il y en a trois qui suivent, merci... l'autre donc incarnerait le côté des sentiments comme de bien entendu ! Mais pour Jane Austen, vous l'aurez compris si vous me connaissez un peu, les choses sont bien plus subtiles et nuancées.
Venez, je vais vous présenter les deux soeurs Dashwood, à présent que je les connais un peu, le portrait sera plus facile à esquisser...
Elinor et Marianne Dashwood sont les deux aînées d'une modeste famille anglaise. Elles vivent avec leur mère et leur jeune soeur Margaret.
Elinor, l'aînée, a dix-neuf ans, elle est une jeune femme sensée, responsable, peu encline aux débordements émotionnels. Elle est tout le temps dans le contrôle d'elle-même. Certains diront qu'elle incarne le parfait flegme anglais. Marianne, qui elle a seize ans, est tout son contraire. Passionnée et impulsive, d'une sensibilité à fleur de peau, elle a des idées arrêtées et définitives sur tout, le monde, les gens, forcément l'amour qui ne peut qu'être grand, romanesque, idéal...
Leur père, Henry Dashwood, qui a eu un garçon d'un précédent mariage, vient de décéder. En raison de la loi anglaise ainsi faite et dont Jane Austen ne manque pas de dénoncer les maux par son merveilleux ton ironique dès le début du roman, ses trois filles, Elinor, Marianne et Margaret, ainsi que leur mère se trouvent privées de leur part d'héritage par leur demi-frère John. Pour cette raison, elle doivent quitter le Sussex et se réfugier pour le lointain Devon, où un généreux parent, Sir John Middleton, leur a proposé de venir habiter sur ses terres, à Barton Cottage. Les jeunes filles sont rapidement acceptées au sein de cette nouvelle société qu'elle découvre chacune avec leur manière différente de percevoir ce nouvel environnement...
Un beau mariage serait donc l'aubaine pour ces deux aînées, Elinor et Marianne qui, au demeurant, sont jeunes, belles et intelligentes, mais sans le sou. Autant dire qu'à cause de ce dernier point elles ne représentent pas vraiment un bon parti pour d'éventuels prétendants au mariage. L'amour viendra cependant vers elles avec son cortège d'illusions, de joie et de blessures, mais je ne dévoilerai rien des intrigues sentimentales.
Dans cette peinture sociale sans concession, l'amour viendra bien assez tôt à la rencontre de ces deux jeunes filles, l'amour viendra confronter leurs caractères, bousculer les certitudes et les apparences. Jane Austen, refusant tout manichéisme, croise peu à peu les parcours et les méandres des deux jeunes soeurs unies par une indéfectible affection, mais si différentes, elle est à la manoeuvre un peu comme sur un métier à tisser et c'est là que le texte acquiert toute sa subtile saveur, apportant nuances, complexité et maturité à l'intrigue. J'ai vu alors les personnalités des deux jeunes filles se transformer sous mes yeux séduits. J'ai vu les masques glisser, j'ai vu le caractère d'Elinor dont la raison gouverne parfois avec tant de rigueur, s'assouplir et laisser entrer en elle l'émotion d'un coeur qui parle... J'ai vu la sensibilité de Marianne apprendre à mieux apprivoiser l'imprudence et l'impatience si dévastatrices... J'ai vu deux chemins se rejoindre, s'entrelacer, se nourrir...
J'oscillais dans ce texte comme sur une balançoire, à peine distrait par le vol d'une libellule s'échappant de quelque marais du bocage anglais.
Et sur cette balançoire, traversant le ciel de ce livre gorgé d'amours, je suis allé cueillir d'une main désinvolte quelques fleurs disparates pour en faire un bouquet harmonieux.
Jane Austen construit ce récit sans mièvrerie, sans naïveté, avec parfois de la malice et souvent beaucoup d'ironie, dans les flèches qu'elle décoche contre certains personnages de la bonne société anglaise de ce début du XIXème siècle, pour en dénoncer les maux qui malmènent tant les femmes, notamment lorsqu'il s'agit de mariage, d'argent ou de famille... J'ai aimé la finesse de ses portraits psychologiques. J'ai aimé son regard acéré, ciselé d'élégance, pétillant c'est toujours fin, j'ai aimé l'émotion qu'elle sait convoquer avec la même légèreté et je vous avoue que la compagnie de ces dames dans la paisible campagne du Devonshire ne m'a dès lors pas du tout pesé...
Bon, je vous laisse, j'ai rendez-vous au pub avec une copine de longue date...
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