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Critique de Presence


Ce tome fait suite à Moonshine, tome 1 (épisodes 1 à 6) qu'il faut impérativement avoir lu avant. Il comprend les épisodes 7 à 12, initialement parus en 2018, écrits par Brian Azzarello, dessinés et encrés par Eduardo Risso qui s'est également chargé de la mise en couleurs avec Cristian Rossi. Il contient les couvertures originales de Risso, ainsi que les couvertures alternatives de Gabriel Bá, Fábio Moon, Rafael Albuquerque, Gerardo Zaffino, Rafael Grampá, Paul Pope.

Lou Pirlo est en train de cauchemarder : il était enfant, il fuyait un monstre dans les rues. Il se souvient de la morale une fois à l'abri chez ses parents : reste un enfant et tu seras mangé, grandi et tu mangeras les enfants. Il se réveille sur la paille d'un wagon à bestiaux, vide sauf pour quatre autres vagabonds voyageant clandestinement, et celui qui se tient à côté de lui, un afro-américain âgé. le vieil homme explique que Lou est en train de subir les symptômes d'une infection virulente. Il ajoute que les autres vagabonds n'ont pas peur de lui mais de Delia, une jeune femme afro-américaine assise par terre dans la pénombre du wagon. Pendant la nuit, le train ralentit pour s'arrêter tout à fait dans une gare de triage à la Nouvelle Orléans. Les passagers clandestins descendent et le vieil homme indique à Lou Pirlo de se rendre à l'adresse suivante : 73, rue Garnier. Lou met un peu de temps à comprendre, mais la lumière se fait quand les policiers surgissent : chacun se met à courir dans une direction différente, et ils se retrouvent séparés. Pas pour longtemps, car un policier rattrape le vieil homme et le tabasse avec une matraque : il en meurt. Lou Pirlo se retrouve face à un policier particulièrement bien charpenté. Ils commencent à se battre à coup de poing, mais un autre policier assomme Pirlo par derrière.

Quand il reprend connaissance, Lou Pirlo est dans une camionnette pour prisonniers, avec les fers aux pieds. À Spine Ridge, le tueur professionnel L'Ago reçoit un appel de Joe Masseira qui le remercie pour le paquet qu'il a bien reçu. L'Ago explique la situation : Lou Pirlo a filé à l'anglaise. Pendant la conversation, il donne une sucette à Cissy, la fillette de la propriétaire de l'hôtel, qui était venu le chercher pour un appel téléphonique. L'Ago continue en indiquant qu'il reste des problèmes à Spine Ridge. Après l'appel, L'Ago va trouver La Cacciatore dans sa chambre pour lui indiquer qu'ils doivent finir le boulot : l'homme est en train d'astiquer son fusil. Dans la ferme des Holt, cinq membres de la famille sont assis à table. Frye, l'aîné, est en train de dire aux autres que le temps est venu de faire affaire avec les gangsters de la ville, d'accepter leur proposition pour acheter leur alcool de contrebande, et approvisionner des bars de New York. Il se prend deux baffes assénées d'une main leste par sa mère. Cette dernière est sûre que son mari Hiram Holt n'est pas mort, et il est hors de question de capituler devant les gangsters de la ville. Tempest lui demande si elle est vraiment sûre de ce qu'elle dit, et la mère Holt la regarde d'un mauvais oeil. Enfin, elle donne l'ordre à Enos de s'occuper de retrouver son père. Enos sort de la ferme, Tempest le suivant. Il indique qu'à chaque transformation, c'est plus dur de revenir, qu'il a l'impression de pourchasser son propre sang qui est là juste devant lui.

Après un premier tome savoureux, le lecteur replonge dans ce récit de genre, très parfumé. Brian Azzarello utilise avec toujours autant d'habileté les conventions du genre gangsters se déroulant aux États-Unis dans les années 1920, pendant la Prohibition (1920-1933). Lou Pirlo est toujours aussi bien sapé, bel homme qui en a conscience, L'Agos lui faisant de la concurrence en termes d'élégance, mais beaucoup plus âgé avec un visage très marqué. Eduardo les met en valeur, l'un comme l'autre, le port de Pirlou attestant de sa confiance en lui, et celui plus rigide de L'Agos, indiquant quelqu'un d'endurci par l'expérience, inflexible et disposant de recul pour agir sans précipitation ni panique. le dessinateur met tout aussi bien en valeur la beauté fatale de Tempest, avec sa robe simple, et sa conscience très aigüe de sa beauté physique dont elle sait se servir. Dans ce tome, le lecteur fait connaissance avec Mama Holt, vieille femme un peu sèche, tout aussi inflexible que L'Agos, avec un comportement et des attitudes qui prouvent qu'elle est chez elle, et que les autres ne sont pas légitimes à lui dire ce qu'elle doit faire. Il n'y a qu'à la voir assise dans son rocking-chair sur sa véranda : elle dégage une aura d'autorité. Ses enfants, y compris les adultes, n'essayent pas de s'y frotter, même l'impétueux Frye. Les autres personnages sont tout aussi vivants, un mélange de stéréotypes et de particularités, le lecteur les identifiant immédiatement à une classe sociale, ou un caractère, puis observant leur unicité : Boss Dirt, le responsable efficace méprisant les prisonniers enchaînés, Mean Tom (avec sa grande carrure) sûr de sa force, Emmitt (afro-américain) baissant les épaules par habitude de la maltraitance et de la discrimination.

Cette série utilise quelques éléments historiques pour planter le décor de son intrigue : la prohibition, les gangsters se livrant à la contrebande d'alcool, la distillerie clandestine en pleine cambrousse avec la famille de bouseux pas faciles en affaire, les communautés afro-américaines vivant en marge de la société blanche mais aussi dépositaires d'une culture mystérieuse, et, dans ce tome, apparaissent également ces chaînes de prisonniers, encadrés par des surveillants qui leur mènent la vie dure, en leur faisant exécuter des travaux de forçat, du lever au coucher du soleil. Eduardo Risso s'en donne à coeur joie pour donner à voir ces artefacts de l'Americana : les images gravées dans la mémoire collective du peuple américain, comme des éléments essentiels de leur histoire, de leur culture. Cela commence avec le voyage dans le wagon avec la paille : l'artiste montre ces vagabonds (hobo), ces individus issus de la couche pauvre de la société qui voyageaient clandestinement d'un état à l'autre, pour trouver du boulot, le mythe du voyageur céleste, sans bagage, sans argent. le temps d'une case, Eduardo Risso montre la beauté du paysage sauvage traversé par le train, puis il joue avec les ombres dans le wagon, celles avec lesquelles certains vagabonds se protègent de ceux qu'ils peuvent juger inquiétants. Ça continue avec cette fuite aveugle dans la gare de triage, avec des policiers qui cognent sur tout ce qui bouge : une autre facette du mythe du vagabond en conflit avec l'autorité répressive et normalisatrice. La chaîne de prisonniers (Chain Gang) : une autre image inoubliable de cette Amérique des années 1920, magnifiée par Joel & Ethan Coen dans le film O Brother Where Art Thou (2000). À nouveau Eduardo Risso joue admirablement bien avec les ombres qui mangent une partie des visages, attestant de la force écrasante du soleil, de l'impossibilité de deviner l'état d'esprit d'un prisonnier, de la dureté de Boss Dirt, jouant avec les postures des prisonniers harassés par le dur labeur, minés par la fatigue et la soif. le lecteur se souviendra longtemps de quelques images : la douceur sur la véranda au coucher du soleil, l'épuisement physique total de Lou Pirlo à la fin de sa première journée de forçat, le corps de Lou Pirlo flottant dans l'eau en vue de dessous, la tripaille à l'air après les éventrations causées par un loup garou, etc.

Eduardo Risso continue de réaliser des cases et des pages où chaque information visuelle est pesée pour ce qu'elle apporte, trouvant le parfait équilibre entre les cases avec des détails sur les décors, et celles sans arrière-plan pour faciliter la lisibilité, un régal de jeu d'ombres, de gueules, de lieux pittoresques, de jeu d'acteurs exprimant la rouerie, la violence, le plaisir de jouer avec la feu (Lou Pirlou qui ne peut pas s'empêcher de sortir des moqueries), et d'actions rapides, de blessures ouvertes, sans oublier la bestialité des loups garous lors de 2 apparitions. Brian Azzarello continue de jouer avec son lecteur, avec finesse. Il ne complique pas sa narration, ne contraignant pas le lecteur à prendre des notes mentales de qui sait quoi sur qui a fait qui, conservant une chronologie linéaire, à l'exception de 3 retours en arrière quand Lou Pirlo était encore enfant. Tout comme Eduardo Risso, il fait très attention à doser ses ingrédients : polar, gangsters, une pincée d'éléments historiques, une touche de surnaturel, avec un peu de violence. Il n'en fait pas trop pour épater le lecteur, préférant faire s'exhaler les saveurs de son mélange. le lecteur s'interroge de temps à autre sur la réalité de ce qu'il lui est montré : le nombre de membres de la famille Holt, la parenté de Cissy, la capacité de séduction de Tempest Holt, la force des hallucinations de Lou Pirlo, la force du rire des prisonniers faisant mine de se délecter de la pitance peu ragoûtante qui leur est servie au diner. de manière discrète, le scénariste étoffe également le personnage de Lou Pirlo par petites touches avec 3 scènes de souvenirs. Il est question de l'angoisse de l'enfant prenant conscience qu'il ne pèse pas lourd, du choix de travailler pour un gangster, de ce qu'il est raisonnable d'espérer de l'avenir. le lecteur ressent la terreur de l'enfant à qui un adulte explique que si on reste un enfant, on se fera manger, mais si on grandit, on mangera les enfants. Au travers du loup garou et des souffrances d'Enos pour revenir à l'état humain, le scénariste met en scène le fait qu'il y a un prix à payer quand on se conduit en monstre, qu'on devient un monstre.

Ce deuxième tome confirme toutes les promesses du premier. La narration visuelle est impeccable, savoureuse, esthétique, un peu cruelle. L'intrigue se suit facilement et les deux auteurs plongent le lecteur dans une Amérique entre réalité historique et mythologie d'un pays, au milieu de gangsters et de trafiquants, en train de se mesurer, de s'affronter, de souffrir, avec quelques civils innocents qui trinquent.
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